Jour I

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Le jour où j'ai accepté d'accompagner Prim dans la barraque où sa grand-mère vivait j'étais bourré.

Honnêtement, c'est la seule explication parce que même moi, je suis pas bien certain de ce à quoi je pensais. Ce que je sais, en revanche, c'est que j'avais les yeux vitreux et un deuxième verre de whiskey à la main et que j'ai hoché de la tête avec enthousiasme lorsque Prim a demandé au tas de loques bourrées qu'on était si quelqu'un voulait bien lui servir de chauffeur la semaine qui suivait.

C'est une méthode fourbe, de demander des choses à ses potes bourrés mais c'est efficace : je fais le taxi et Mathilde, qui ronfle sur la banquette arrière, sert à caler la pile de cartons qu'on a embarqué - elle a, aussi, fait la playlist et la cinquième fois qu'Africa de Toto a résonné dans la bagnole j'ai eu envie de l'étrangler. La seule chose qui l'a sauvée, c'est0 mon instinct de bon conducteur qui m'a empêché de lâcher le volant des deux mains.

Ça et Prim qui fredonne sur la chanson.

Je vais pas vous mentir : Prim et moi on se connaît pas bien. C'est un pote d'un pote d'un pote qui est aussi un pote et, principalement, le meilleur ami de Mathilde que je connais depuis les sombres années de logement étudiant avec cuisine partagée - je l'ai couverte le jour où elle a fait sonner l'alarme incendie en voulant faire des ramens instantanés au micro-onde au milieu de la nuit. Prim, donc, c'est plus une connaissance qu'autre chose mais je l'aime bien. De toute façon, si tous mes autres potes l'aiment bien, c'est qu'il doit y avoir une raison et je suppose que cette raison n'est pas la façon ridicule qu'il a de faire du yaourt sur une chanson qu'à peu près la moitié de la population mondiale connaît par cœur ou la façon dont il rentre sa tête dans ses épaules lorsque le GPS le contrarie - ce qu'il fait souvent, du coup, c'est le pire copilote du monde, je pense que son sens de l'orientation a été gravement endommagé le jour de sa conception.

"Si tu veux t'arrêter, y a une station essence dans genre 500 mètres."

C'est le premier truc qu'il me dit depuis deux bonnes heures. C'est un bavard, pourtant, d'habitude. Okay, non, peut-être pas un bavard mais un passionné, je crois pas l'avoir jamais vu silencieux. N'empêche que depuis deux heures, il se fait discret. C'est pas qu'il est de mauvaise compagnie mais il a l'air un peu éteint, franchement fatigué, et je suppose que je suis pas le seul à avoir désespérément besoin d'une pause café.

"Je pourrais tuer pour de la caféine." je geins, au lieu de lui demander s'il veut pas dormir.

Ça a le mérite de le faire rire. Je suppose que c'est ça de pris. Ce n'est qu'à moitié une blague, de toute façon, la route est plus longue que ce que j'avais imaginé. Je crois pas avoir jamais foutu un pied en Bretagne, de toute façon, mais vu que ça a été littéralement collé dans un recoin du pays j'aurais dû me douter que ce serait pas la porte à côté.

"C'est quoi le nom du bled, déjà ?" Je demande à Prim lorsqu'il revient avec deux cafés qui sentent le plastique et l'essence.
"Argenton. Y a qu'une boulangerie. Basiquement.
- Et dans la barraque y a le chauffage, au moins ?
- Seulement dans les pièces du bas." Prim a le bon goût d'avoir l'air embarrassé. "Il y a plein de couvertures. Et un chauffage électrique. Je vous revaudrais ça.
- T'inquiète, mec."

C'est juste par politesse, notez, parce que j'espère bien qu'il va me payer un verre, au moins. Ça et un couille à man. Zéro idée de ce que c'est mais ça a l'air sale - Mathilde m'a dit que c'était une spécialité du coin et que j'avais qu'à demander ça à la boulangerie.

Y a une sale ride sur le front de Prim lorsqu'il touille son café pour mélanger le goût de dégueu.

"Y a un problème ?
- Hm ?" Derrière ses lunettes, il a une gueule de chouette. "Non, rien. Ça me fait juste bizarre de vider cette maison.
- Vous la vendez ?
- Pas le choix.
- Ça craint.
- Yep."

Il paraît que je suis bon pour faire la conversion. Ce n'est franchement pas ma qualité la plus brillante à ce moment là mais il va falloir faire avec, ça commence à faire un moment que je conduis. De toute façon, ça a pas l'air de déranger Prim qui se juche sur le capot de ma caisse sans demander la permission. J'aurais pas dit non, de toute façon, mais bon c'est un peu cavalier de s'asseoir comme ça sur Berthe - il sait que c'est une vieille dame, pourtant.

"Ta grand-mère" Je commence avant de m'interrompre parce que un, j'ai le sens de la survie contrairement à ce que mes potes peuvent raconter et deux, je suis pas certain d'où je vais avec ça. C'est pas grave mais ça l'est un peu quand même et j'hausse les épaules. "Elle est trop cool.
- Merci ?"

Il n'a l'air que moyennement étonné mais c'est sans doute parce que sa grand-mère s'est joint à nous pour la première raclette de l'année. Aussi surprenant que ça puisse l'être, elle avait l'air parfaitement à sa place, juchée sur un banc entre Matthieu et Jane et ça avait eu l'air de soulager Prim, sur le moment.

En attendant, la conversation reste en suspens et Prim commence à battre du pied nerveusement contre la roue de Berthe. Il fait ça tellement régulièrement qu'il y a une trace d'usure sur le tapis de Mathilde, au pied du fauteuil où il s'asseoit tout le temps et je me demande s'il pourrait creuser un trou dans le sol s'il était suffisamment angoissé.

"Je veux dire" je reprends et sa jambe s'immobilise. "Elle sera pas toute seule, tu vois. Sa maison lui manquera sûrement mais...
- Mais y a moins de risque." Prim a l'air résigné. Je fronce le nez. "Je sais, ouais."

Il sourit. Enfin il essaye et je laisse tomber le sujet. Ce serait trop étrange d'insister et je sais bien que s'il a besoin de se confier, il le fera auprès de Mathilde. Moi, je suis juste là pour faire le chauffeur. Je suis pas amer, hein, c'est juste un constat, on est pote par contamination alors forcément des fois ça rend les choses un peu bizarres. Genre comme là, quoi.
De toute façon, j'ai dû plomber l'ambiance, parce qu'il reste soigneusement muet jusqu'à ce qu'on arrive à la barraque et que Mathilde se réveille, prête à combler tous les silences.

Bravo, moi. C'est pas parce qu'on est en hiver qu'il faut faire germer des froids.

La pluie, l'océan et les crêpes au citronOù les histoires vivent. Découvrez maintenant