Chapitre 4 : Fissure

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4 Juillet 2018

J’ai reçu la visite de ton frère ce matin, il était accompagné de deux petites merveilles que tu connais très bien : tes nièces. Je soupçonne sa femme de gérer la garde-robe de ces deux anges, en effet lorsqu’il s’agit de choisir ses vêtements, les goûts de Tom n’ont fait qu’empirer depuis… Depuis que ta mère a cessé de l’habiller, mais j’ignore pourquoi je te dis ça, toi aussi tu y as assisté. Et Tom t’aura finalement servi, d’exemple (à ne surtout pas suivre !) sur le plan vestimentaire. Résultat, j’ai reçu la visite de deux superbes petites poupées et d’un épouvantail dépravé. Et crois-moi, ma fille, tu n’aimerais pas recevoir la visite d’un épouvantail dépravé, à moins que ce dernier ne soit ton fils, évidemment.

Je suis content qu’ils aient pu passer me voir, ce n’était pas gagné d’avance avec tu-sais-qui. Car oui, c’est officiel : la place qu’occupe Zahe Lemir dans ma vie n’a jamais été aussi prépondérante. Seulement, dire qu’elle est désordonnée et négligente serait un euphémisme. Dans les faits, on se rapproche plus du chaos que du désordre. Et cela déteint immanquablement sur mon quotidien. A un point tel, que planifier quelque chose avec elle et s’y tenir, relève du miracle.

Cela faisait plusieurs jours que ton frère souhaitait nous rendre visite. Pas plus tard qu’avant-hier, le pauvre avait attendu en vain devant la maison durant près de deux heures avant de devoir rebrousser chemin, car moi et Zahe Lemir avions une course de dernière minute à faire et qu’elle n’avait pas pris le temps de prévenir Tom avec mon téléphone, alors qu’elle m’avait assuré du contraire. Il arrive en effet que je la charge d’envoyer des messages, ou de répondre à ceux que je reçois pour pouvoir vaquer à mes occupations, sans m’encombrer de mon portable. Mais parfois, comme tu dois t’en douter, elle oublie (ou n’a simplement pas envie).

Tom est tout de même parvenu à venir nous voir (lorsque nous étions là). Il est resté toute la matinée, nous avons longuement discuté autour d’un café et de croissants tièdes. Il m’a parlé de toi, il s’inquiète. Et je crois qu’il a raison, au cours de ces dernières semaines, j’ai vu ton visage blêmir un peu plus après chacune de tes visites, ou devrais-je dire, après chacune de tes lectures. Tes sourires étaient amers, tes yeux s’assombrissaient, une moue tordait tes lèvres. Je ne connais que trop bien cette expression, celle de quelqu’un qui voit se réaliser la chose qu’il appréhendait tant et dont l’infime et cruelle part de satisfaction réside dans le fait de ne pas s’être trompé. Quelle est-elle cette chose ?

J’aimerais tant savoir, d’où vient cette lueur, presque animale, qui habite tes yeux. Qui est plus propre à la proie aux abois, qu’au prédateur à l’affût. J’ai la certitude que tu sens un danger qui plane au-dessus de moi à chaque fois que tu viens ici. Et je ne peux m’empêcher de repenser à ce que tu m’as dit ce jour où tu m’as donné le cahier, à propos de Zahe Lemir. Tant de semaines sont passées et je me porte toujours aussi bien, je pensais qu’avec le temps tu finirais par te rendre compte que tu te trompais sur elle et que tu finirais par t’apaiser. Je voudrais pouvoir te convaincre de ma forme, mais c’est au moins aussi dur que de mener à bien une mission « courses » en compagnie de tu-sais-qui.

Ceci étant, force est de constater que ton état de fatigue est plus préoccupant encore, que je ne l’imaginais, puisque même ton frère l’a remarqué. Ça doit faire des décennies qu’il ne s’est pas inquiété pour toi, lui qui ne se soucie pas de grand-chose en général. Je trouve d’ailleurs qu’il prête bien plus d’attention à ce qui l’entoure (et à ceux qui l’entourent) ces derniers temps. Aussi, pour la première fois depuis qu’elle vit ici, ton frère a daigné accorder de l’intérêt à Zahe Lemir, comme s’il reconnaissait enfin son existence ou plutôt comme s’il la remarquait seulement maintenant. Il l’a regardée plusieurs fois dans les yeux durant sa visite mais je ne saurais trop dire ce qu’il a pensé d’elle.

Zahe Lemir se faisait une joie d’accueillir tes nièces. Chose que j’ai du mal à saisir puisqu’elle a toujours été froide envers toi, ton frère et tout le reste de la famille. Peut-être que la place que ces deux là occupent dans ma vie pour le moment ne l’inquiète pas encore. Elle a passé la journée précédant leur visite à chanter à tue-tête « Vivement que Manon et Lila viennent nous voir ! » dans la maison. J’avais beau lui répéter qu’elles s’appelaient Lise et Marie, rien n’y faisait.

Jusqu’aux alentours de 11h tout allait bien. Il faut croire qu’elle a réussi à me mettre ces prénoms factices dans la tête, puisque j’ai eu le malheur de les appeler de la sorte. Les deux concernées étaient amusées et l’ont bien pris, Tom beaucoup moins et en soi, il a eu raison. Mais tout est allé trop loin par la suite, à commencer par les propos de ton frère.

« Tu ne connais même pas les prénoms de tes petits enfants ? ». Il a commencé à me faire tout un tas de reproches, il m’a dit que je ne n’accordais plus vraiment d’importance aux autres depuis quelques mois, que je devenais difficile à contacter et agissais de façon illogique. Le ton est monté, je ne sais pas pourquoi mais, je me suis emporté aussi de mon côté, beaucoup plus qu’à mon habitude. Selon lui je perds la tête et ne suis peut-être plus apte à vivre dans cette grande maison. J’ai prié pour qu’il ne le dise pas, pour que ces mots ne sortent pas de sa bouche. Mais ils sont sortis et m’ont frappé de plein fouet.

Ton frère, à cause d'une simple maladresse de ma part, m’a jugé bon pour la maison de retraite. Si les deux anges n’avaient pas été là, je l’aurais trainé jusqu’à la porte de mes propres mains. J’ai attendu quelques secondes pour être sûr que ma voix ne tremblerait pas. Et je lui ai suggéré de mettre un terme à cette visite en prenant soin de lui faire comprendre qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une simple suggestion. Il a quitté le domicile sans un mot, sans même se retourner, les deux anges m’ont embrassé avant de le suivre.

Je suis resté assis dans le salon, plusieurs heures durant, étourdi et abruti par notre échange. Je n’ai même pas pris le temps de manger. Tom m’avait coupé l’appétit. Je n’ai pas quitté ma chaise de toute l’après-midi. Zahe Lemir, elle, s’est éclipsée dans une autre pièce, jugeant bon de me laisser seul, avec mes songes pour seule compagnie.

La Veuve BlancheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant