👑 L'humble jardinière

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Le Jardinier et ses patrons, ou Le Jardinier et ses maîtres, conte écrit par Hans Christian Andersen en 1872.

Il était une fois, dans le royaume d'Argent, le petit domaine de Larsen qui se trouvait si près de la capitale qu'il y fut peu à peu absorbé avec le passage des années, jusqu'à ce que les murs du parc soient cernés de tous les côtés par de belles demeures aux nobles habitants. Ce domaine, qui était tout à fait charmant, appartenait à une comtesse et son époux depuis de lointaines générations et, si le château en lui-même était semblable aux autres châteaux des comtés avoisinants, il n'en allait pas de même pour le parc.

De l'époque reculée où il ne faisait pas encore partie de la capitale, ce parc avait conservé une taille remarquable et il y poussait toutes les fleurs et toutes les essences qui pouvaient prospérer sous ce climat. Des arbres plusieurs fois centenaires en ombrageaient les massifs et l'ensemble était arrangé avec une belle harmonie, ici des parterres colorés, là de délicats bosquets, là-bas encore un petit bois, ou bien des fontaines jaillissantes, des bassins peuplés de poissons d'ornement, un potager très bien fourni et une splendide serre soigneusement entretenue. C'était comme un havre de paix et de nature au milieu de la capitale, et l'ensemble avait fait la réputation de la comtesse et de son époux.

Tout le mérite revenait en fait à chacun des jardiniers qui s'étaient relayés au service de la famille depuis l'édification du premier château, et ces dernières années il s'agissait de Claribelle, la jeune jardinière paysagiste qui avait pris la relève sitôt son apprentissage terminé. Elle avait un réel talent avec les plantes et elle était particulièrement douée pour faire pousser toutes sortes de choses avec art et patience. La comtesse, qui ne connaissait rien au jardinage mais était très fière de posséder le plus beau parc du royaume depuis toujours, la laissait agir comme bon lui semblait, et Claribelle était heureuse d'exercer son métier en toute liberté.

Un seul sujet de discorde existait, cependant. Il s'agissait de deux très vieux arbres qui se trouvaient auprès du château. Ils étaient si vieux qu'ils ne tenaient plus debout que par leur réseau de racines mortes, et il n'y poussait plus aucune feuille. À la place, les branches étaient couvertes de si nombreux nids d'oiseaux qu'elles ployaient sous leur poids. Il y nichait une colonie de corneilles qui s'y étaient installées si longtemps auparavant qu'elles se sentaient maîtresses du domaine et sitôt que quelqu'un essayait de les déloger, elles s'envolaient en poussant leurs cris rauques, pour mieux revenir plus tard.

— Il faudrait abattre ces deux arbres, disait souvent Claribelle à ses employeurs. Ils gâtent la perspective du château et les corneilles font un boucan effroyable, en plus de salir toute la pelouse. Et je crains qu'un mauvais coup de vent n'achève ce que les ans n'ont pu réussir et ne fasse tomber ces vieux troncs, au risque de causer certains dégâts.

Mais la comtesse et son époux ne l'entendaient pas de cette oreille, et ils ne voulaient certainement pas être ceux qui ordonneraient la disparition de ces vieux arbres presque aussi anciens que le château.

— C'est un vestige de l'époque où mes ancêtres ont fait rayonner le domaine, répondait toujours la comtesse. Ce sont des témoins de cette époque prestigieuse et il s'agit de l'héritage des oiseaux qui s'y perchent depuis des décennies. Nous aurions tort de le leur enlever.

— N'avez-vous donc pas assez d'espace pour déployer vos talents ? continuait son mari. Vous avez à votre disposition tout le parc, un immense jardin aux fleurs, un grand potager et un verger qui fait peut-être le double. Que feriez-vous du peu de place libéré par ces deux arbres ?

En effet, ce n'était pas le terrain qui manquait et Claribelle cultivait le tout avec autant de zèle que d'habileté. Ses employeurs le lui reconnaissaient volontiers, sans pour autant prendre la mesure de son talent. Quelque part, la comtesse avait un peu l'impression que la beauté de leur parc tenait davantage à son héritage qu'à celle qui s'occupait jour après jour de l'entretien. Alors ils pensaient que leur jeune jardinière était douée mais qu'il y avait de par le monde d'autres jardiniers qui pouvaient la surpasser, et ils ne se privaient pas de l'abreuver de conseils qu'ils estimaient excellents.

Contes des Deux Belles [en correction]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant