Chapitre 2

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     Bon, assez rigolé. Je dois me trouver une piaule à présent. Et des sous. Beaucoup de sous. Je n'en ai pas besoin pour manger (je ne crois pas avoir d'estomac, mais, pour tout vous dire, je n'ai jamais essayé), mais je préférerais ne pas devoir crécher dans la rue.

     Un hôtel cinq étoiles, au soleil. Voilà ce qu'il me faut. Avec piscine et jacuzzi. Spa et massage aussi, pour requinquer ma vieille carcasse.

     Mais comment vais-je faire pour les pépètes ? Parce qu'il est hors de question de travailler. J'ai bossé comme une dingue pendant des millénaires, ce n'est pas pour recommencer alors que je suis enfin libre comme l'air.

   D'abord, choisir la destination. La Riviera italienne, Hawaï, les Maldives ? Je me décide finalement pour la Côte d'Azur. Un hôtel en pierre du pays, au bord de la plage. J'aime bien la France. Dommage qu'elle soit peuplée de Français. Je rigole, là, vous êtes contents ?

— Bonjour Madame, me dit la réceptionniste, de son plus mielleux français. Puis-je voir votre réservation ?

— Je n'en ai nul besoin.

     Ça y est, j'ai affaire à une folle, a-t-elle dû penser.

— Pardon ?

— Je suis la Mort. Et tu vas combler tous mes désirs.

     Bon, je sais, pas très subtile comme entrée en matière. Je me vois tout à coup enfermée à double tour dans l'asile psychiatrique le plus proche. Il faut corriger le tir, et au plus vite. Heureusement pour moi, j'ai conservé mes petits dons. Hormis le fait de modifier mon apparence. Depuis ce petit con de Thomas, je suis restée coincée dans ce corps de brunette sympa, un peu enrobée. Je pense que c'est parce que je ne lui ai pas ôté la vie.

     La demoiselle lève un regard éploré vers l'homme qui se précipite, tel un chevalier servant, à son secours.

— Vous m'en voyez navré, Madame, mais vous allez devoir partir, me dit-il avec fermeté.

— Non, c'est moi qui suis désolée. Car il va falloir que vous compreniez.

    Je vous ai déjà dit que je pouvais ralentir ou accélérer les choses. J'ai vu son cœur dans sa poitrine (aussi clairement que je vous vois en ce moment, en train de lire ces lignes) et j'ai accéléré le tempo. Ça fout les jetons et le sentiment de mort imminente monte au cerveau à la vitesse grand V. Comme je vous l'ai déjà dit, je ne peux pas tuer à ma guise. Mais lui ne le sait pas, là est tout l'avantage.

     De ses deux mains crispées, il se tient tout à coup la poitrine. On peut voir la jointure de ses doigts blanchir et une sueur froide envahir son front. Une sueur que je ne connais que trop : la sueur de la peur. Et il s'écroule, d'abord sur le comptoir, puis sur le beau sol de marbre blanc.

     La fille se précipite et, de ses deux mains, commence à appuyer violemment sur sa poitrine.

— Mais, appelez à l'aide, bon dieu !

    V'là autre chose. Et elle va lui broyer les côtes si elle continue comme ça. Mais bon, il ne va pas mourir, je suis bien placée pour le savoir. Dès lors, je ralentis le cœur en douceur. Et ce gros bêta revient à lui. Il veut se relever, mais il a le tournis et une grosse bosse commence à poindre sous ses cheveux coupés au couteau (ou plutôt à la tondeuse).

— Ça va, M. Jacques ? (J'apprendrai plus tard que c'est le directeur de l'hôtel en personne)

     Et la belle me lance, d'un regard de pierre,

— Vous auriez pu vous bouger un peu, il a failli y rester !

    Elle n'a rien pigé, la donzelle. Et j'ai horreur qu'on me prenne pour une quiche. Alors, elle a aussi droit à son ticket pour le grand huit. La miss enfarinée a perdu de sa superbe, je puis vous l'assurer. Pour compléter le tableau, j'ai même fait monter un filet de bave à ses lèvres peintes.

— Vous avez compris ou vous voulez un autre tour de carrousel ?

      À leur mine blafarde, je vois qu'ils ont saisi. J'aime avoir affaire à des gens intelligents.

    Et c'est ainsi que je me suis retrouvée dans la plus belle suite de l'hôtel, au dernier étage, avec vue sur mer, terrasse privative, champagne et tout le tremblement.

     Piaule réglée. Passons à la garde-robe.

    En essayant un bikini dans l'une des boutiques de l'hôtel (avec solde illimité, excusez du peu), je maudis encore ce satané Thomas. Pourquoi diable n'ai-je choisi un corps de déesse, tous seins et fesses dehors ? Me voilà coincée dans cette enveloppe quelconque, avec un visage doux et compréhensif (c'est bien ma veine !). C'est pas vrai ! J'aperçois même de la cellulite dans le miroir. Quelle conne ! Qu'est-ce qu'il m'est passé par la tête ?

     Mon humeur noire fait reculer la vendeuse derrière le comptoir. Je finis tout de même par trouver quelques fringues qui me vont plus ou moins et je sors en maillot, paréo et chapeau de paille, direction : la piscine.

      Allongée sur mon transat, un mojito à la main (il me faut de nouvelles expériences), j'observe la faune locale. Je n'ai jamais eu l'opportunité de le faire. Et ça vaut le détour. Il y a ce gros type graisseux qui zieute les fesses des filles qui passent. Beurk ! Je crois que ce gros porc vient de me faire un clin d'œil. Il me donne envie de gerber. Je détourne le regard. Il y a ce couple de jeunes qui n'arrête pas de se bécoter. Il y a ce couple de vieux qui se bécote moins. La femme lance sans arrêt son museau vers l'avant en jacassant sur tout le monde. Son mari l'ignore royalement. Oh non ! Une mouette vient de l'asperger d'une belle fiente toute fraîche ! Bravo ma cocotte ! Je me marre toute seule. Une vrai dingo.

     Il y a aussi cette femme, avec ses trois mouflets qui sautent sans arrêt en m'éclaboussant. Tiens, il y en a un qui vient de s'étaler de tout son long au bord de la piscine (je vous jure que je n'y suis pour rien). La mère se relève précipitamment et je vois que le transat grillagé lui a fait des gaufrettes sur le dos et les fesses. Et là, c'en est trop. Je ne peux plus retenir un fou rire monumental. Tout le monde me regarde et la mère m'assassine avec ses petits yeux plissés. La vieille à la fiente me lance un rictus à faire peur. Ses prothèses doivent être mises à l'envers.

     Soudain, je m'aperçois que j'ai oublié d'étendre une serviette sur mon transat. Voilà que moi aussi, je vais me transformer en Cent Wafers ! Alors, je bondis dans l'eau et au passage, j'en profite pour asperger les marmots (un brin primitif comme réaction, je l'avoue).

      Quels délices ! Pourquoi me les suis-je refusés si longtemps ? Le devoir, ce stupide devoir. Des siècles et des siècles de devoir (Amen !). Après quelques brassées maladroites, je m'installe dans le jacuzzi. Il n'est pas en forme aujourd'hui. Il ressemble à un Alka-Seltzer jeté dans un verre d'eau. Merde ! Voilà le vieux cochon qui rapplique ! Il vient secouer son gros bide graisseux (bon appétit si vous êtes à table). Il me sourit en dévoilant deux dents en or, une de chaque côté, pour équilibrer. Il porte aussi une chaîne dorée au cou. Lentement, insidieusement, il s'approche. Viens-y, viens-y, pensé-je. Tu ne vas pas être déçu du voyage, mon salaud ! Tout à coup, je sens un liquide chaud couler sous moi. Je crois que c'est ce que vous appelez « faire pipi ». Curieux comme sensation. Ça fait du bien. J'ai donc une vessie. Je peux donc boire. Et peut-être aussi manger, goûter à cette fameuse nourriture dont vous m'avez tant parlé. J'en ferai ma prochaine découverte.

      Je laisse le vieux beau mariner dans le jacuzzi (qu'il n'oublie pas de boire la tasse au passage). En sortant de l'eau, je remarque que ma peau a pris une jolie couleur écarlate. Chouette ! Je commence même à bronzer !

Je suis la Mort  [sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant