Le plus grand des calmes

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Tapi au bord de l'étang sur l'herbe desséchée pêche un vieil homme. Il n'est pas bien imposant, mais sa posture laisse penser à un rocher, fondu dans ce décor froid, presque désolé. Des bourrasques de vent soulèvent à peine ses lourds vêtements, ses cheveux blancs. Il ne cille pas, impassible, le regard grave arrêté sur le bout de sa ligne.
Le bruit d'une voiture s'élève, perturbant le calme qui demeure ici. On entend le crissement du gravier, puis le râle du moteur cesse. Les portes claquent : un groupe de jeunes gens en sort, riant et causant. Ils apportent quelques couleurs au paysage désert.
Le pêcheur n'a pas l'air d'avoir remarqué les nouveaux venus, décidément inerte. Eux-mêmes semblent ignorer sa présence, à la rive opposée.
L'eau paraît salie par le ciel couvert de nuage d'un gris morose. Les feuilles mortes frétillent. Tout autour s'élèvent les arbres, ne cachant par leur nudité. On dirait qu'ils somnolent dans l'espoir certain de retrouver leur éclat.
En dépit de son corps, tout entier recroquevillé sur la cane qu'il agrippe, sa tête reste droite. Ses yeux, aussi sombres que les abysses, rivés vers la surface de l'étang.
Ce vieillard est à l'image de cet hiver de plomb, à ceci près que de l'espoir, il n'en a plus. Dans ses veines coule un sang qui n'est animé par aucune joie, aucune promesse. Au contraire : sa torpeur cache l'ombre d'un naufragé.
Si l'envie nous prenait d'explorer l'intérieur de cet être, nous découvririons une créature inconsolable et un cœur flétri, mais nous serions aussi marqués par une infime impression, comme les vestiges anciens d'un amour ardent...
Un cri strident brise soudain le silence, le son d'une masse jetée à l'eau retenti.
Le regard de l'homme glisse vers l'origine du bruit... Foudroyé, ses yeux s'arrondissent, son souffle se coupe net. Une terreur étrange le saisi, et comme par instinct ses jambes se déplient d'un seul coup. Les nerfs tendus, tout en alerte, il se tient telle une bête sauvage, prêt à bondir.
En face, jailli de l'eau une femme, reprenant sa respiration. Elle a sauté malgré le froid, défiant ses amis, plaisantant. On l'applaudi. Elle regagne la terre ferme, grelottante et fière, le sourire aux lèvres.
Un simple jeu.
La cane à pêche à ses pieds, le témoin reste planté là, debout, les yeux suivant encore les mouvements de la jeune fille. À aucun moment il ne se questionne sur sa réaction affolante, aspiré par une tout autre pensée...
L'eau clappote quand l'onde de choc parvient jusqu'au rebord. Sa tête pivote d'elle-même vers le sol, sa vue perdue dans le vague. Il se raccroupi avec lenteur, troublé.

Souvenirs qui remontent à la surface... Il les sent, de plus en plus fort, ces émotions qu'il s'était jusque-là obligé se taire, de cacher, d'oublier... Non, hors de question de se laisser submerger, un échappatoire, vite ! Autre chose à voir, à écouter... Autant que possible, il se débat, ne voulant pas une goutte de ce passé ! Il suffoque déjà, il etoufferait !
Mais il cède. Brusquement, un milieu d'images afflue. Une larme s'écoule le long de son visage, sillonné de rides. Il la revoit, elle. Une lumière, toute souriante. Il se souvient d'un bal dansant, leur première rencontre...

Quand il la vit... En un éclair, tout son corps s'embrasa. Une explosion indicible d'émotions s'empara de lui... Il aurait voulu en faire un bouquet de fleurs (qu'il aurait été rempli !), le déposer dans les mains de cette femme aux allures divines, et s'agenouiller, sans autre forme de procès. Il aurait voulu rire, remercier, pleurer en son nom.
Avec audace il s'oublia dans ses yeux, qui n'avaient pas encore croisé les siens, se sentant insolent d'oser ainsi goûter à la beauté de cet ange, qui dansait au milieu du monde.
C'est alors qu'elle l'aperçu, lui, lui parmis tant d'autres. Quelques pas gracieux l'amenèrent jusqu'au jeune home costumé qui, sous l'effet de son aura noble, faillait s'écrouler. Néanmoins, il demeura. Il prit sa respiration comme s'il s'apprêtait à plonger, rassembla toutes ses forces et dit : « M'accorderiez-vous cette danse ? »
Elle lui offrit délicatement sa main, d'un geste humble.
Sa vie entière lui parut vouée depuis toujours vers cet soirée. Si ça avait été un rêve, pour rien au monde il n'aurait voulu émerger à la réalité.

Et on lui prêta allégeance...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant