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Son père est censé revenir aujourd'hui. Je le sais parce que j'ai encore vu du rouge dans l'agenda de Castelli. C'est également mon dernier jour de stage avant les vacances de Noël. Autant dire que je trépigne sur ma chaise roulante pour deux raisons : la curiosité dévorante de (re)voir Ariane Legrand et l'excitation irrépressible des fêtes de fin d'année. La première ne tarde pas à pointer le bout de son nez. Après avoir scruté l'horloge digitale de mon portable à chaque minute, dix-huit heure arrive, avec un homme aux cheveux poivre et sel. Il entre à moitié dans le cabinet, essuyant ses chaussures sur le tapis, ne laissant pas la porte se refermer complètement. Je scrute l'ouverture sombre, montrant une tranche de la cour illuminée par l'aura orange des réverbères. Alors que je finissais par croire qu'il était encore venu seul, une main rattrape la porte, quelques secondes avant qu'elle ne claque. Ses doigts se crispent légèrement tandis qu'elle repousse la porte et je distingue désormais un poignet fin, un bras couvert d'une parka, des cheveux bruns emmêlés sur une épaule. Puis, son visage. Elle observe furtivement le hall avant que ses yeux noisettes trouvent les miens. Elle fronce les sourcils et je pense au fait que ma bouche est entrouverte, mes yeux écarquillés, mon corps figé. Je n'ai pas effectué le moindre mouvement depuis que sa main a touché la porte. Pourtant, mon cerveau s'active à brancher tous mes neurones, cherchant vainement quel genre de monstruosité peut cacher une fille comme elle. Est-elle impliquée dans une affaire de harcèlement scolaire ? A-t-elle volé une voiture lors d'une soirée trop arrosée ? Est-elle complice de meurtre ?

- Nous avons rendez-vous avec Maître Castelli, annonce son père, me tirant de mes pensées trop nombreuses.

Je prends un instant pour racler ma gorge et me glisser dans un personnage plus professionnel.

- Oui, elle m'a avertit de votre venue.

Je me lève en les invitant à patienter le temps que j'aille prévenir l'avocate et je n'échappe pas au regard mauvais de la jeune fille. Je ne peux pas lui en vouloir : ce cabinet semble la plonger dans un état de désespoir profond, alors mon petit manège n'a sûrement pas dû l'amuser.

Chaque pas que je fais en direction du bureau de Castelli alourdit mon coeur pour une raison que je ne saisis pas encore. Plus je m'approche de la porte, plus des mots s'approchent de mes lèvres.

- Monsieur et mademoiselle Legrand sont là, prévins-je la cinquantenaire, enfoncée dans son fauteuil en cuir.

- Merci Achille.

Elle rassemble des papiers au centre de son bureau et ajuste ses lunettes sur l'arrête de son nez.

- Est-ce que je pourrais vous assister sur ce cas ? Débitais-je à la vitesse de la lumière.

Les voilà, sortis de ma bouche sans mon autorisation.

Elle lève les yeux vers moi, m'observant à nouveau par-dessus ses verres circulaires.

- C'est particulier comme affaire tu sais ?

- Justement.

Elle soupire avant d'appuyer ses cuisses contre le bureau en bois vernis.

- C'est vraiment délicat, et cela requiert le secret professionnel absolu. Et à partir du moment où tu travailles sur une affaire comme celle-ci, tu dois t'y consacrer à deux cent pour cent. On est pas là pour rigoler, c'est pas un TD de la fac.

Elle marque une pause, humidifiant ses lèvres.

- J'ai pu constater que tu étais sérieux et rigoureux Achille, mais il faut comprenne que ça ne dépend pas de moi. C'est aux Legrand de décider s'ils veulent partager les détails de cette affaire avec toi.

- Vous pouvez me faire confiance. Ça serait vraiment un honneur de vous assister.

Elle ricane en retirant ses lunettes.

- ça ne sert à rien de te mettre à genoux devant moi Achille. En ce qui me concerne, je suis prête à te confier plus de responsabilité. C'est eux que tu dois convaincre. Surtout Ariane.

J'hoche la tête, droit comme un piquet, les mains nouées derrière mon dos. Appuyées contre ma chemise, je sens une petite tâche de transpiration se former. Castelli me détaille un instant avant de souffler :

- Enfin bon, allons-y.

Je m'écarte pour la laisser passer, l'observant lisser nonchalamment son pantalon de tailleur bleu marine et déambuler dans le couloir, confiante, comme toujours. Je suis son charisme à la trace, espérant attraper quelques effluves de courage dans son sillage. Elle sert la main des Legrand en souriant chaleureusement, avant de se tourner vers moi.

- Je vous présente mon assistant, Achille Vogler. Si vous l'autorisez, il assistera à toutes nos entrevues et m'épaulera tout au long de l'affaire. Il me faut votre accord.

- Enchanté, m'empressai-je d'ajouter en tendant ma main ouverte.

Monsieur Legrand la saisit poliment. Derrière, Ariane se lève. Elle s'approche du centre de la discussion en me fixant, les mâchoires serrées. Ses longs cheveux bruns frôlent ses pommettes tranchantes, encadrant son regard d'acier.

- T'es à la fac, je me trompe ?

Je ne répond pas tout de suite, surpris par le son de sa voix. Son timbre est profond, ne trahissant aucune faille. Elle m'intimide en quelques mots, une poignée de syllabes. J'hoche la tête.

- Les grosses soirées, bizutage et compagnie, ça t'éclate hein ?

J'entends son père soupirer, mais pas d'agacement. Il semble vidé, ce qui contraste avec la fille chargée de sentiments qui s'adresse à moi.

- Pas vraiment, non, répondis-je finalement.

Elle plisse les yeux mais je l'empêche de revenir à l'assaut.

- Tout ce qui m'intéresse, c'est de devenir avocat. C'est pour ça que je suis là, plutôt qu'en soirée et compagnie, comme tu dis.

- Achille est soumis au secret professionnel au même titre que moi et je veillerais personnellement à ce qu'il respecte ses engagements, intervient ma tutrice.

Tout le monde se tourne vers la jeune fille qui plonge ses mains dans les grandes poches de sa parka.

- Très bien, je m'en fous, au moins il aura quelque chose à mettre dans son rapport de stage.

- Parfait, alors je vous propose de ne pas traîner davantage, s'exclame Castelli. Si vous voulez bien me suivre...

Nous nous dirigeons tous vers le bureau de l'avocate dans un silence seulement troublé par le froissement de nos vêtements et le crissement de nos chaussures sur le parquet. Castelli ferme la porte pendant que le duo Legrand s'installe sur les deux chaises en bois vernis. Je m'adosse à une commode, un stylo dans la main gauche et un carnet apposé sur mon avant-bras droit. Maître Castelli rejoint sa place derrière son bureau et ouvre un dossier déjà rempli.

- Bien. Commençons. 

RésilienceWhere stories live. Discover now