01. VOUS ÊTES VRAIMENT DES PHÉNOMÈNES

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LE SOLEIL BRILLAIT HAUT. Le ciel était d'un bleu aussi éclatant que les draps qui séchaient sur la terrasse au-dessus du tabac. Une brise tiède soufflait doucement, les agitant comme des fantômes de carnaval. Un couple de papillons aux ailes irisées dansaient au même rythme une gigue étrange autour d'un ridicule arbuste, perdu au milieu du béton. La foule transpirait, suintait, expirait plaintes et soupirs comme un seul et même corps. Il faisait chaud pour un mois de juin. L'air était lourd, poisseux et collant. La faute au réchauffement climatique, sans doute.

Les pieds plantés dans l'asphalte, les mains enfoncées dans les poches, le dos sagement appuyé contre le mur, Augustin mâchonnait du bout des dents un chewing-gum à la menthe.

Augustin avait un visage de chat, l'air un peu gauche, un grain de beauté près de l'oreille droite et de très jolies chaussures. Il ressemblait à n'importe quel garçon de seize ans au coin d'une rue. Il attendait contre son mur comme savent si bien le faire les adolescents, affectant la nonchalance, préférant feindre l'indolence que d'assumer l'attente.

Un coup de sonnette strident transperça alors la rue, aussitôt suivi d'un hurlement guttural.

-M'dame attention! Pardon, je peux pas freiner, poussez-vous!

Augustin se dévissa la nuque, et un vélo d'un rouge éclatant apparut dans son champ de vision. Vissé sur la selle, un garçon aux cheveux bouclés, hirsutes, et aux dents largement écartées pédalait comme un dératé, criait comme un malade et riait comme un tordu.

La bicyclette s'arrêta dans un dérapage formidable, ses freins grinçant avec indignation, et Marceau releva sa figure hilare vers son ami, avant de bondir littéralement sur le macadam.

-La vache, je suis presque à l'heure!

Marceau était maigre, dégingandé et immensément grand. Il avait des cheveux incroyablement frisés et impossibles à coiffer, et d'immenses yeux bruns, incroyablement expressifs, qui lui mangeaient une bonne partie du visage- et qui plaisait beaucoup aux jeunes filles du lycée.

-Elle est pas avec toi Maude? s'enquit Augustin en raflant d'une main son sac de sport.

Marceau secoua la tête en levant les yeux au ciel.

-Négatif, impossible de la faire bouger. Mais t'inquiètes, elle nous rejoindra au QG.

Et ils se mirent en route. Ils marchèrent relativement longtemps. Le temps de croiser le regard sévère de la statue sur la place, de prendre la petite rue avec le magasin de jouets fascinants ("Gus, je t'en supplie, laisse-moi rentrer regarder ce cerf-volant") et d'échanger quelques banalités, avant de quitter les jolies avenues colorées, et d'entrer dans la zone plus industrialisée de la ville.

-Faut qu'on arrive vite, j'ai super faim, grommela Marceau. Et j'ai du saucisson dans mon sac.

Les deux garçons traversèrent la cour d'un immeuble d'un atroce rose saumon aux balcons ridiculement petits, salomèrent entre les voitures rayées d'inombrables parkings et dépassèrent la déchetterie, le tout sous un soleil de plomb.

Soulagés, épuisés et en nage, ils finirent par atteindre une sorte de gigantesque terrain vague, au sol d'herbe calcinée jonché de morceaux de tôles, de vieux mégots et de canettes éventrées.

On avait autrefois voulu y construire une résidence, avec piscine et baie vitrée. Mais, pour une raison obscure, le projet était tombé à l'eau, offrant aux enfants un nouveau terrain de jeu. Les gamins du coin s'en étaient pourtant rapidement lassés, et c'est Marceau qui avait fait du lieu leur Quartier Général.

Au milieu du terrain, il y avait une voiture. Personne ne savait exactement ce qu'elle fichait ici. Elle avait sûrement du être volée, puis abandonnée. Les jeunes ne connaissaient ni sa date, ni sa marque, et n'en souciaient d'ailleurs pas du tout. Marceau, en tant qu'inaugurateur du QG, avait absolument tenu à lui donner un nom. L'inutile et très laide voiture couleur rouille s'appelait donc Tornado, comme le fidèle cheval de Zorro.

-Le premier arrivé à Tornardo a le droit de prendre tout le saucisson! hurla soudain Marceau en piquant un sprint, les pédales du vélo lui heurtant les chevilles.

Augustin poussa un cri indigné, et se lança dans la course, son sac de sport bondissant gaiement contre sa hanche. Les deux garçons heurtèrent violemment et presque en même temps la portière de la voiture, avant de se rendre compte qu'une jeune fille, les mains sur le volant, les regardait fixement.

-Wow. Vous êtes vraiment des phénomènes.

Avec sa chevelure d'un noir profond, ses yeux sombres et perçants, son nez droit et son éternelle petite moue sarcastique, Maude ressemblait à Cléopâtre. Ou du moins à Cléopâtre telle qu'Augustin l'imaginait.

-Salut Maude, expira ce dernier, une main sur son point de côté.

-Ça va l'artiste? s'enquit-elle, désignant d'un coup de menton son sac de sport.

"L'artiste", c'était évidemment Augustin. Il dansait encore mieux que Billy Elliott et ses doigts voltigeaient sur les touches des pianos aussi légèrement que ses chaussons sur le parquet.

Il esquissa un petit mouvement d'épaule, sa manière silencieuse de répondre aux questions qui, selon lui, ne nécessitait pas de réelles réponses développées. Il embrassa la joue que la jeune fille lui tendait, ouvrit la portière et s'installa sur la banquette arrière de Tornardo.

-Vous venez à la fête foraine demain?

La question de Gus dessina des moues hésitantes sur les visages de ses amis.

-Pourquoi faire? lâcha Maude avec un brin de lassitude.

-Je sais pas moi, on va tirer à la carabine, faire des manèges improbables, gagner des peluches, voler des barbapapas aux enfants... Comme d'hab, quoi!

Les deux autres grommellèrent, et Augustin se renfonça dans sa banquette avec une grimace. Il détestait quand Marceau et Maude tombaient d'accord sur le fait que le monde devenait chiant, et que ce qui les amusait autrefois ne les distrayait plus autant.

Marceau, assis en tailleur à la place du mort, sortit un couteau de sa poche et ouvrit en grand son sac à dos.

-Ah! Le goût de la victoire, soupira-t-il en entamant son saucisson avec sa lame.

-Hé, on était ex-aequo! protesta Augustin en se redressant d'un bond.

-J'étais dans la voiture avant vous, non? ricana Maude.

Ça avait toujours été comme ça, tous les trois.

La première fois qu'ils s'étaient adressés la parole, c'était à l'école primaire. Augustin avait marché sur l'ourlet de la jupe de Maude, et les deux gamins s'étaient méchamment écrasés sur le sol. La brune s'était immédiatement redressée pour le rouer de coups de pieds. Marceau avait accouru pour porter secours au petit garçon. Et ils avaient fini tous les trois dans le bureau du directeur.

-Bon, c'est mon saucisson et si vous continuez à vous taper dessus, personne n'en aura, et ça sera bien fait!

Si quelqu'un était passé à cet instant précis, il se serait arrêté une minute, sourcils froncés et main levée pour épargner ses yeux du soleil acéré. Il aurait regardé ces trois adolescents surexcités au fond d'une bagnole éventrée, qui se battaient pour une rondelle de saucisson. Il aurait sûrement pensé qu'aucun d'eux ne se rendait compte à quel point le temps passait vite, et comment, peut-être, les souvenirs s'estomperaient quand ils grandiront.

Mais aucun passant ne dépassa le terrain vague. Et personne ne pensa à nos trois enfants.

les beaux garçonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant