02. JEAN-SÉBASTIEN(S MOI LA MAIN)

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LE CHÉRUBIN n'était pas très beau. C'était un petit bâtiment aux volets pastel, qui formait le coin de la rue du lycée, le genre de boutique qu'on dépasse rapidement et qu'on oublie aussitôt. L'intérieur n'était pas vraiment plus attirant; on aurait simplement dit qu'une grand-mère au mauvais goût l'avait aménagé. Dentelles à gogo, bouquets de fausses fleurs ou tableaux de pivoines, des murs d'un atroce rose pâle et un ridicule petit phonographe qui diffusait de temps en temps un air de fox-trot complètement dépassé.

Il suffisait cependant de ralentir devant la minuscule vitrine illuminée pour comprendre pourquoi ce petit ange était la meilleure pâtisserie de toute la ville; ses gâteaux et sucreries semblaient venir tout droit du paradis. Tout le monde venait y chercher son croissant le matin, et les adolescents se battaient presque pour venir déguster des éclairs au café sur les banquettes molletonnées qui remplissaient la petite salle intérieure.

Le Chérubin n'appartenait pas à une petite retraitée, mais à madame Kerbec. C'était une femme entre deux âges, au visage sévère mais agréable, qui avait toujours vécu le quartier et qu'on n'imaginait pas vivre ailleurs. Aux dires de tout le monde, c'était une des personnes les plus charmantes et intéressantes qu'on puisse rencontrer. Elle n'élevait jamais la voix, même contre les pires clients, et ses lèvres minces dévoilaient toujours dans un sourire ses jolies dents.

Pourtant, à cet instant précis, madame Kerbec ne riait pas du tout. Avec sa robe noire et ses traits fermés, elle ressemblait un peu à une chauve-souris aux sourcils froncés. À ses pieds gisait tristement une pile d'assiettes éclatées, le verre brisé éparpillé sur le carrelage impeccable. Devant elle se tenait un adolescent aux mèches rebelles, aux mains enfoncées dans ses poches et à la mine pas désolée pour un sou.

Le garçon avait les mêmes yeux verts et les mêmes traits anguleux que la pâtissière. La raison qui expliquait ce phénomène était assez simple; madame Kerbec était sa tante.

-Jean-Sébastien, par pitié, fais un effort! gémit cette dernière en désignant de son index tendu les cadavres des assiettes. C'est la troisième fois cette semaine!

-Pas fait exprès.

Le blond laissa échapper un petit ricanement, que nous pouvons mettre sur le compte de la nervosité, mais qui révélait surtout un cynisme flagrant. La pauvre femme dut faire un effort monumental pour ne pas étripper son neveu sur place. Jean-Sébastien Kerbec était en effet arrivé en ville la semaine dernière, vinyles dans sa valise et répliques cinglantes sur les lèvres.
Il aurait sûrement été du plus mauvais effet que sa mère ne recoive déjà un appel annonçant son décès.

-Allez, va-t-en, tu m'énerves!

Jean-Sébastien sourit, et pivota sur ses talons.

Le garçon arborait continuellement un drôle de demi-sourire, un rictus arrogant, que tout le monde trouvait passablement insupportable -du caissier qu'il croisait à Auchan à sa propre famille. Il supposait même que c'était cette mimique qui était à l'origine de son exil, bien que les raisons officielles furent d'apporter de l'aide à sa tante, de s'amuser dans ses souvenirs d'enfance et de prendre du recul sur le divorce. Jean-Sébastien ne pouvait plus que maudire ses parents de l'avoir renvoyé dans ce coin perdu qu'ils avaient quitté bien des années plus tôt.

Son père lui avait garanti que le bon air de sa petite ville natale lui ferait du bien, mais il était persuadé que l'oxygène ici était bien plus toxique qu'à Paris. Suffisait de regarder la gueule des petits vieux.

C'est donc avec son célébre sourire-grimace, et un soupir las, que le jeune garçon quitta la cuisine et fit irruption derrière le comptoir du Chérubin.

La clochette de la porte d'entrée choisit ce moment précis pour se mettre à tinter joyeusement, et trois adolescents survoltés entrèrent en trombe dans la salle déjà bondée.

Augustin, en tête de bande, fouillait déjà ses poches pour chercher sa monnaie. Marceau parlait tout seul, hésitant sur ce qu'il allait commander. Maude fermait la marche, traînant les pieds, pestant contre la chaleur inhumaine et le prix des cigarettes.

-Bonjour! On va vous prendre trois religieuses au chocolat s'il vous plaît, déclara Gus.

Jean-Sébastien hocha la tête, attrapa les gâteaux et les fourra dans un sac en papier. Il se demanda s'il semblait assez sûr de lui pour que personne ne se doute qu'il servait un client pour la seconde fois seulement.

Il tendit le sac par-dessus le comptoir, coulant au passage un rapide mais peu discret coup d'oeil à la jeune brune accompagnant les deux garçons. Elle aurait sûrement pu être jolie, si elle avait daigné dérider son visage fermé.

-Ça fera six euros quatre-vingt dix.

Augustin plissa ses yeux de chat, cils presque si rapprochés qu'ils semblèrent un instant former une seule ligne. Son index se pointa soudainement sous le nez du jeune garçon, bondissant comme un diablotin hors de sa boîte.

-Hé mais je te connais toi! On était à l'école ensemble!

-Peu probable, j'ai jamais été gosse. J'avais déjà 17 ans quand je suis né. Ça fait six euros quatre-vingt dix.

Mais Augustin paraissait surexcité. Il repoussa du plat de la main le sac que lui tendait le garçon, sautillant sur la pointe de ses chaussures.

-Ah ouais? Parce que moi, je me rappelle t'avoir volé ton goûter à l'époque où tout le monde t'appelait Jean-Sébastiens-moi la main!

Le fou rire de Maude, plus que le souvenir douloureux du vol de biscuits, fit rougir l'autre jusqu'à la racine des cheveux. Il se racla la gorge, rajusta son sourire et essaya d'ignorer tant bien que mal l'hilarité de la jolie jeune fille.

-Même que tu te faisais toujours punir car tu mangeais la pâte à modeler! insista Augustin, visiblement illuminé par ses souvenirs.

-C'est bon, je me rappelle, grommela Jean-Sébastien, tentant de se dissimuler derrière ses mèches blondes.

-Et une fois, pendant un poule-renard-vipère, tu m'avais mordu le tibia!

Maude riait si fort à présent qu'elle devait se tenir au comptoir pour ne pas tomber.

-Gus, tu mets notre pâtissier mal à l'aise, soupira Marceau.

En effet, le blond était passé d'écarlate à maladivement pâle, mortifié et mort de honte.

-Oh. Pardon. Six euros quatre-vingt dix, c'est ça?

Augustin posa gauchement la somme demandée sur le comptoir, sur lequel elle tinta joyeusement. Il attrapa les pâtisseries commandées et esquissa un petit sourire désolé, avant de tourner les talons.

Marceau leva les yeux au ciel et s'élança vers la porte en marmonnant un vague "oh mais je vous jure...". Maude resta immobile, une main encore posée sur le comptoir, se mordillant la lèvre inférieure.

-Dis, Gus? s'écria-t-elle soudain, alors que l'autre atteignait enfin la porte. Ça te dirait pas d'inviter ton vieux copain à la fête foraine demain soir?

-C'est à lui qui faut demander nunuche!

La jeune fille tourna la tête, plongeant ses yeux noirs dans les orbes vertes de Jean-Sébastien, sourcils largement haussés.

-Alors t'en es?

Selon le jeune garçon, deux voies s'offraient à lui. Il pouvait remballer ce drôle de chétif garçon qui venait lui rappeler une enfance oubliée et cette Mercredi Addams au regard provocant, courir jusqu'à sa chambre, téléphoner à sa mère et la supplier de revenir immédiatement le sauver. Ou alors, il pouvait répondre au sourire gargantuesque de l'étrange grand dadais aux cheveux hirsutes, lui passer son numéro et espérer passer une de ces soirées où la nuit paraît éternellement jeune et semble n'exister que pour éclairer sa vie.

C'est ce deuxième choix qui l'emporta, qui écarta ses lèvres et lui fit répondre;

-Avec plaisir.

les beaux garçonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant