Jacques : Passy, mars 2007

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C'est toujours plus difficile de se lancer sans l'empreinte du crâne.

Jacques manipule le gros morceau de glaise ocre sur le trépied qu'il a installé dans ce qui fut son bureau, devant la large fenêtre qui donne sur la Seine. Il pétrit cette terre depuis quatre jours. Il la réchauffe de ses mains pour s'habituer à nouveau à son contact mais aussi pour que la terre se fasse à son toucher. Il ne veut pas la brusquer. Le visage doit sortir naturellement. Cela fait si longtemps qu'il n'a pas sculpté qu'il ne sait plus par où commencer. Il n'a pas sculpté depuis la fin des années soixante-dix quand il avait façonné le buste de Fortunée, sa grand-mère maternelle. Avant cela, il avait sculpté son grand-père Moïse – le mari de Fortunée – et son père Joseph.

Son grand-père Moïse avait été le plus facile à faire. On était encore en Algérie. A la mort de Moïse dans sa villa de Sidi-Bel-Abbès, Jacques était venu d'Oran se recueillir sur sa dépouille. Dans le grand lit massif de ses grands-parents, gisait celui qui avait été quelqu'un de bienveillant, distribuant bonbons et compliments. C'est là que Jacques avait décidé qu'il le ramènerait à la vie par l'art. Moïse était petit (des mauvaises langues allaient jusqu'à le surnommer El Nanico, l'Avorton) et son crâne l'était aussi. Jacques avait posé la main sur son grand-père, recouvrant ses yeux, son nez, son front, une partie de ses cheveux. Il avait mis sa grande main forte sur cette petite tête fragile, froide, sans vie. Par le geste, il avait pris une empreinte mentale de la taille du visage qu'il allait reproduire dans la terre. Il ne laisserait pas son grand-père dans l'oubli. En moins d'un mois, sa première sculpture en glaise était faite ; il l'avait ensuite coulée en bronze, puis remise à sa grand-mère Fortunée. Il avait donné un double en plâtre peint à sa mère Sandra.

A la mort de son père Joseph, les choses avaient été plus compliquées. Jacques s'était promis qu'il le sculpterait aussi. Mais le cancer des os l'avait rongé de l'intérieur. Sur son lit de mort à l'hôpital, son père était méconnaissable. Ce n'était plus l'homme imposant et effrayant qu'il avait connu. Il semblait avoir rétréci de moitié. Il était inutile que Jacques prenne la mesure du crâne : elle n'aurait pas été la bonne. Au final, l'œuvre de glaise avait été plus grande que nature. Il avait sculpté le visage d'un géant. A la mort de Fortunée, Jacques avait récupéré le buste de son grand-père Moïse. Il avait rejoint, sur son bureau, la sculpture de Joseph aux mesures hors normes. On aurait dit un capitaine des armées et son petit fantassin. Au-delà de la mort, Joseph continuait à régner et à imposer sa grandeur.

Le mois dernier, Jacques avait reçu un coup de fil de sa cousine Sylvie, la fille de sa tante Hermine (l'une des sœurs de sa mère Sandra) :

« - J'ai revu le buste de notre grand-père chez Tata Sandra, l'autre jour. Il est vraiment réussi, tu sais, Jacques. On croirait voir Pépé Moïse comme s'il était vivant.

- Merci, ma cousine. Cela me touche que tu me dises ça.

- Dis-moi, est-ce que je pourrais te demander de sculpter mon père ? »

Jacques ne s'attendait pas à cette requête.

« - Sculpter mon oncle Lucien ? Mais je n'ai pas sculpté depuis près de trente ans, ma belle.

- Cela te donnerait une bonne occasion de t'y remettre. Qu'en penses-tu ?

- Je ne sais pas si je peux.

- Mais si, tu peux. Je te connais.

- Crois-moi, ton cousin Jacques est un vieil homme fatigué à présent. Je suis plus âgé que ton père à sa mort. Et tu me demandes de le sculpter ? Je ne sais plus si j'ai encore le don.

- Cela ne s'oublie pas, ces choses-là, Jacques. Le talent ne meurt pas.

- La technique, peut-être, mais l'inspiration, si.

LES LASSERY (vol. 3) Je ne veux pas en parlerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant