Jérémy : Paris, février 2012

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Jérémy pense qu'il aurait pu être rabbin, ou plutôt qu'il aurait l'être. Quand sa tante Gina l'a appelé ce soir pour qu'il vienne au chevet de sa grand-mère mourante, il s'était senti investi d'une mission sacrée. Quand il a reçu le coup de fil à vingt heures, sa femme Céline n'était toujours pas rentrée de l'hôpital. Elle rentrait de plus en plus tard ces derniers temps. 23h était devenu la norme. Jérémy devait donner le bain aux enfants, les nourrir, les calmer, s'occuper de leurs devoirs, jouer avec eux, les calmer encore, les mettre au lit, leur lire une histoire et les calmer encore, et encore. Souvent, ils se relevaient, venaient retrouver leur père et se remettaient à jouer. Le rituel du coucher pouvait durer une heure, voire deux. C'était épuisant. Mais Jérémy n'avait pas le cœur de les punir. Céline le faisait assez pour deux.

Ce soir-là, il avait réussi le tour de force de les mettre au lit une première fois quand le téléphone avait sonné. Il avait d'abord cru que c'était Céline qui appelait pour dire qu'elle allait rester une heure de plus à l'hôpital pour ses recherches. Jérémy allait finir par se demander si sa femme n'avait pas une liaison avec l'un de ses confrères. Ils se voyaient tellement peu ces derniers temps que rien ne pourrait l'étonner. Ils se croisaient comme deux colocataires qui partageraient le même appartement sans avoir le temps de se parler. Quand Céline rentrait à la maison, Jérémy était parfois couché, exténué par la double journée qu'il avait dû affronter, d'abord au travail où il se sentait exploité, puis avec ses enfants, qu'il adorait mais qui lui en faisaient voir de toutes les couleurs.

Sur le réfrigérateur, les aimants décoratifs avaient laissé place à une horde de post-it. C'était devenu leur manière de communiquer. « Il faut emmener Ruth chez le pédiatre à 15h », « Benjamin a son cours d'aïkido à 17h », « Les enfants n'ont plus de céréales », « Le plombier doit passer à 14h. Préviens Joséphine », « Benjamin n'a pas fait son exercice de maths », « Ma mère a téléphoné pour prévoir les vacances. Rappelle-là ».

Céline avait donné naissance à leurs trois enfants, mais c'est tout ce qu'elle avait fait. Chaque accouchement avait été planifié comme un rendez-vous de travail et elle ne profitait jamais de tout son congé maternité. En deux semaines, il fallait qu'elle soit de retour au travail. Benjamin (huit ans), Ruth (six ans) et Ethan (trois ans) avaient appris à dire « papa » avant de dire « maman » et c'est à leur père qu'ils demandaient des bisous le soir avant de dormir. Jérémy se délecte des témoignages d'affection de ses enfants. C'est sa joie de vivre. Il leur joue de la guitare et chante avec eux. Il leur apprend des comptines en anglais et en espagnol. Le week-end, il peut passer des heures à s'amuser avec eux, à s'émerveiller de leur rapidité, de leur capacité à apprendre et de leur faculté d'imagination. Avec eux, il est le père parfait – celui que lui-même aurait aimé avoir.

Il voudrait être leur Actarus. Quand il était petit, Jérémy se rêvait en justicier de l'espace. Oui, il admirait Actarus, prince d'Euphor, héros du dessin animé Goldorak. Actarus, aux commandes de son formidable robot, défendait la planète Terre contre les méchants extraterrestres de Véga. Taciturne et mélancolique, Actarus jouait de la guitare en regardant la lune et en s'élevant contre le sort qui le conduisait à se battre et à tuer encore et encore, alors qu'il ne rêvait que de paix et de bonheur simple. Enfant, Jérémy avait passé des heures à regarder par la fenêtre, à guetter l'éventuelle arrivée du vaisseau spatial de son héros. Il savait bien que ce moment n'arriverait jamais. Il n'empêche. C'était bon d'imaginer que peut-être, un jour, ce serait, possible. Jérémy espère qu'il arrivera à transmettre à ses trois enfants ce désir empreint de nostalgie créatrice, ce pouvoir d'imagination qui donne à l'enfance toute sa saveur. Il n'a pas encore pu leur montrer le dessin animé de son enfance ni leur faire vivre les émotions qu'il avait lui-même éprouvées (Céline leur interdit encore de regarder la télévision) mais il parvient à trouver des substituts dans les livres qu'il leur lit et les chansons qu'il leur enseigne.

LES LASSERY (vol. 3) Je ne veux pas en parlerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant