Juliette : Montegrotto (Italie), août 2001

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C'est les vacances. Juliette est fatiguée. Il lui faut une bonne semaine de repos, de siestes et de farniente avant de sentir les bénéfices de son voyage annuel en Italie. Il n'est que neuf heures du matin. La lumière coule déjà à flots à travers les rideaux de sa belle chambre au papier peint bleu-vert pastel à l'hôtel Sprezzatura. Juliette ouvre les yeux sans forcer. La lumière intense l'aveugle toujours autant. Elle s'étire doucement dans le grand lit. Son mari Gaston n'est pas à côté d'elle. Normal. Il a déjà dû se lever et descendre prendre son petit-déjeuner dans la salle de restaurant. Gaston est très matinal. Elle soupçonne même qu'il est déjà en train de lire sur une chaise longue devant la piscine avec leurs neveux Claire et Jérémy, qui les ont rejoints pour une partie du séjour.

Cela fait douze ans que Juliette a choisi Montegrotto comme lieu de villégiature. C'est une petite ville de cure agréable, à taille humaine, qui apporte la tranquillité dont elle a besoin pour se ressourcer l'été. La ville est suffisamment proche de Padoue, de Vérone et de Venise pour partir en excursion dans la journée et faire quelques visites culturelles mais Juliette préfère donner la priorité au repos – au moins pendant la première semaine.

Son travail au CNRS est devenu très intéressant depuis quelques années. Elle fait de la recherche sur le cerveau et la mémoire, participe à l'établissement de tests, rencontre des patients dans divers hôpitaux. Le directeur du laboratoire l'apprécie et lui donne de plus en plus de responsabilités, ce qui n'est pas pour lui déplaire mais la fait courir de colloque en colloque et de bibliothèque en bibliothèque pendant l'année. A bientôt soixante ans, Juliette aspire au repos. Elle espère qu'elle pourra prendre sa retraite dès l'an prochain. Elle n'a pas encore toutes ses annuités pour lui permettre de partir selon les dispositions légales mais elle compte bien faire reconnaître son handicap.

Depuis huit ans, Juliette ne voit plus que d'un œil. Elle a perdu la vision centrale de l'œil gauche. Quand c'est arrivé, ce ne fut qu'une demi-surprise. Cela faisait des décennies que les ophtalmologistes poussaient des hauts cris en scrutant son fond d'œil : « Mais vous avez une énorme cicatrice sur la rétine ! A un millimètre près, elle aurait touché le point aveugle et vous ne verriez plus de cet œil. C'est un vrai petit miracle ! ». Au cours des années, les médecins avaient fait d'innombrables hypothèses pour expliquer la présence d'une telle cicatrice. Quand Juliette était toute petite, on avait dit à sa mère Rica que la cicatrice était probablement due aux effets secondaires de certains vaccins. Rica avait alors développé une peur irraisonnée des vaccins et avait refusé de vacciner ses filles par la suite. Jusqu'à ce que Juliette apprenne enfin la vérité des années plus tard.

La cicatrice qu'elle avait au fond de son œil gauche était la faute de sa mère. Pendant qu'elle était enceinte de Juliette, Rica avait attrapé sans le savoir une toxoplasmose qui avait affecté l'œil du fœtus. C'était l'explication avancée par trois médecins différents. La seule qui faisait sens. Juliette savait que Rica ne l'avait pas fait exprès mais elle trouvait très symbolique que sa mère l'ait marquée au fer rouge avant même sa naissance. Juliette s'est toujours sentie maltraitée par Rica. Son corps en portait les stigmates.

Il y a huit ans, la cicatrice s'est étendue. Juliette a commencé à voir une petite tache noire devant elle. Elle a d'abord cru qu'il s'agissait d'une mouche gênant sa vision. Non, le problème n'était pas devant son œil. Il était dedans. C'était plus fort qu'elle : elle n'arrêtait pas de se frotter les yeux ou d'essayer de faire partir cette maudite « mouche ». La tache s'était peu à peu étendue jusqu'à envahir son champ visuel. De cet œil gauche, elle n'a conservé que la vision sur les côtés. Dès qu'elle fixe quelque chose, elle ne voit que des ombres qui ont l'air de se mouvoir dans le néant. Elle ne se plaint pas. Elle est contente de pouvoir encore voir avec l'autre œil. Elle a maintenant une peur constante : celle de devenir un jour aveugle – d'autant plus qu'elle a toujours été très myope des deux yeux.

LES LASSERY (vol. 3) Je ne veux pas en parlerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant