Francesca : Paris, octobre 2011

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Par une belle journée d'hiver, devant une brasserie du neuvième arrondissement, sur une place typiquement parisienne, Francesca Corri attend. La silhouette mince et frêle, en jupe longue et bottines de cuir à talons, elle attend. Comme toujours dans sa vie. Ses cheveux fins sont déjà décoiffés par le vent et une mèche rebelle vient fréquemment se mettre entre ses yeux et le monde.

Son existence est construite autour d'un point d'interrogation. Depuis qu'elle est petite, elle a l'impression que tout, dans sa famille, tourne autour d'un non-dit, d'une béance tellement énorme qu'elle ne peut être évoquée ou même pensée. « Toutes les familles ont un secret », se dit-elle, « mais le mien doit être particulièrement lourd ». Sa mère Clara est morte en début d'année avant de pouvoir lui révéler quoi que ce soit. « Il y a eu une histoire autour de ta grand-mère Yvonne » : voilà tout ce qu'elle avait pu glaner pendant son enfance. Une histoire autour de sa grand-mère Yvonne. Quelle histoire ? Qu'avait pu faire sa grand-mère pour qu'un silence de mort règne dès qu'on évoquait son nom ? Francesca repense à ce secret à chaque fois qu'elle se sent vulnérable ou en terrain inconnu comme aujourd'hui. Elle est loin de chez elle, elle est à Paris et elle s'apprête à rencontrer sa cousine Claire, la fille de Jacques, l'arrière-petite-fille de Fortunée. Francesca attend Claire comme un message envoyé depuis l'autre branche de la famille, une branche qui pourrait apporter des réponses aux questions qu'elle se pose.

Ce n'est pas souvent qu'elle quitte Rome. Là-bas, dans la grande maison de sa mère qu'elle n'a jamais quittée, Francesca se sent chez elle, elle se sent en sécurité. Les vieux murs lui parlent. Les objets anciens l'ancrent dans un temps qu'elle n'a pas toujours connu mais qui lui donne de la force. Elle est venue à Paris pour faire expertiser des bijoux de son arrière-grand-mère Félicie. Elle a besoin d'argent. Elle ne travaille plus depuis quelques années déjà. La crise économique fait des ravages en Italie et le nombre de chômeurs ne cesse d'augmenter. Elle a longtemps travaillé pour des entreprises de design. Elle trouvait les formes de nouveaux produits – jouets, lampes, vaisselles, petit mobilier. A présent, les filières de design sont à l'arrêt. Elle n'arrive plus à trouver un emploi stable. Elle s'est réfugiée dans la peinture et les collages de papier et de carton qui lui redonnent le goût de vivre. Francesca a la chance d'avoir un toit sur la tête. Elle habite dans la maison que lui a laissée sa mère, en périphérie de Rome. Elle n'a pas de loyer à payer mais il lui faut trouver de l'argent pour entretenir cette grande bâtisse. Les murs auraient déjà besoin d'un ravalement et la toiture fuit par endroits.

Elle n'est pas revenue à Paris depuis neuf mois. La dernière fois, c'était quelques semaines avant la mort de Jacques, le petit-cousin de sa mère. Elle avait sympathisé avec Jacques dès qu'elle l'avait rencontré. C'était comme s'ils s'étaient toujours connus. Elle avait vu en lui une figure paternelle bienveillante. Son père à elle était parti refaire sa vie alors qu'elle n'avait que huit ans. Jacques était, à ses yeux, le père idéal, celui qu'elle aurait dû avoir si ses parents ne s'étaient pas séparés. Il ne s'était pas moqué de ses œuvres quand elle les lui avait montrées. Il lui avait dit qu'elle était une véritable artiste. Elle avait été émue. Elle ne s'était jamais vue comme une artiste, loin de là. Elle ne gagnait pas sa vie avec ses quelques peintures mais elle avait été touchée qu'il puisse la considérer comme telle. Le regard que Jacques avait porté sur elle et sur ses œuvres l'avait fait renaître. Il lui avait redonné confiance en ses capacités à aller de l'avant.

A bientôt cinquante ans, Francesca n'est pas mariée. Elle a vécu de belles histoires d'amour mais aucune n'est jamais allée jusqu'au mariage. Elle en souffre parfois. Elle voudrait partager ce qu'elle ressent au quotidien. Depuis quelques semaines, elle a repris contact avec un garçon qu'elle a connu en vacances, à la plage, alors qu'ils étaient tous les deux adolescents. Un amour de jeunesse. Ils vivent à présent à des centaines de kilomètres l'un de l'autre. Elle est à Rome, il est à Brindisi, tout au sud de l'Italie. Ils s'écrivent sur Facebook. Cette envie de revivre à nouveau pleinement depuis la mort de sa mère, elle sait qu'elle la doit à sa rencontre avec Jacques – aussi brève a-t-elle été. Elle n'aurait jamais osé recontacter ce garçon si elle n'avait pas pensé au regard confiant que Jacques avait posé sur elle.

LES LASSERY (vol. 3) Je ne veux pas en parlerOù les histoires vivent. Découvrez maintenant