Quelques semaines s'écoulèrent, sans incident. Chris récupérait au mieux de ses nuits sans sommeil. Elle ne voyait plus de souris. Elle ignorait les discussions nocturnes.
Ce soir là, elle était si fatiguée qu'elle s'était couchée sans dîner.
Plongée dans un état léthargique, à demi consciente, elle percevait des mouvements imaginaires. Ces derniers mois avaient été fous. Les animaux se réunissaient dans sa chambre, en cercles, jusqu'à ce qu'ils soient au complet. Puis, comme hypnotisés, ils fixaient le mystérieux placard, tel l'insecte enivré par la plante carnivore. Alors, les portes s'ouvraient, et la main affamée les dévoraient sauvagement, brutalement jusqu'à l'écœurement. Des souris, des mouches, des oiseaux, des écureuils, des cloportes couraient sur son plafond alors qu'elle se remémorait des nuits oubliées.
Depuis combien de temps durait cette mascarade ? Chris avait effacé ces moments terrifiants saisis du coin de l'œil, les attribuant aux rêves alors qu'elle s'éveillait.
Mais, depuis quelques jours, elle ne voyait plus rien. Aucun animal, aucun insecte n'attendait devant le placard.
Alors que ses pensées poursuivaient leur farandole, un autre souvenir se joua devant ses yeux. Elle était en classe, écoutant distraitement un camarade réciter un texte d'une voix monotone. Il leur parlait de quelque chose, un animal lui semblait il ?
Le serpent. Le serpent étouffe sa proie en quelque secondes ou lui plante ses petits crocs acérés, mortellement venimeux. Ils sont capables d'ingérer des proies bien plus grosses qu'eux et étirent leur bouche d'une façon monstrueuse. Ils deviennent de gigantesques tubes à ingérer leur proie, à l'avaler tout rond. Maman disait de toujours bien mâcher, mais les serpents n'ont pas de dents. Chris se demanda quel effet cela pouvait faire de se voir digéré, et quitter la lumière pour être absorbé dans un tunnel noir et malodorant.
Les serpents s'attaquent aux petits rongeurs ou aux oiseaux.
Une fois sa proie avalée, le reptile digère durant plusieurs jours, voir plusieurs semaines. Le processus est très lent, jusqu'à ce qu'il ait de nouveau faim.
Alors que Chris en venait à cette pensée, un bruit la tira de son état. Elle se redressa.
Ce n'était pas un bruit familier comme le four ronronnant, ou l'eau bouillonnant dans la baignoire. C'était différent. Pas comme d'habitude.
Chris se leva. Sa chambre plongée dans l'obscurité paraissait paisible. Elle tourna la tête, le placard semblait toujours fermé. A pas légers, elle s'approcha de la porte, l'entrouvrit et jeta un coup d'œil par la fente.
Elle ne vit que le couloir, sombre, vide. Quand soudain, un mouvement. Elle tressaillit. Il lui semblait percevoir des bruits de frottement venant du salon. Une petite lumière s'agitait au loin.
Qu'étaient en train de faire ses parents ? Chris allait ouvrir la porte pour leur demander des explications, lorsque la lumière jaillit brusquement du plafonnier. Elle plissa les yeux, aveuglée un court instant. Sa vue finit par revenir, encore tachetée de points de couleur.
L'horreur la frappa comme un coup de marteau.
Sa mère était allongée au sol, immobile, son visage tourné vers le côté opposé. Que faisait Maman, couchée par terre ? Elle réprimandait toujours Chris en lui disant qu'elle prendrait froid.
La petite fille se préparait à rejoindre sa mère pour lui poser la question, lorsque quelqu'un surgit.
C'était un homme, mais il ne ressemblait pas à Papa. Chris ne l'avait jamais vu. Il regardait Maman, inexpressif. Subitement, il lui donna un coup de pied, son cou se renversa et Chris crut s'évanouir.
Son visage était couvert de sang. Elle ouvrait de grands yeux horrifiés, mais ne clignait pas des paupières. Sa langue pendait de sa bouche. Sa tête baignait dans une flaque rougeâtre.
Les genoux de Chris s'entrechoquaient, elle claquait des dents sans pouvoir s'arrêter. Le mot « papa » lui brûlait les lèvres, elle mourrait d'envie de hurler. Mais comme une grimace, un pied de nez du destin, c'est à ce moment là qu'un deuxième inconnu sortit du salon, Papa sur son dos, tout couvert de sang.
Toutes les certitudes de la petite fille s'écroulèrent en un instant. Ses parents n'étaient pas intouchables et une porte n'a rien d'infranchissable. Chris contenait ses spasmes de peur à grande peine, elle était submergée par tous les sens, la vue de ses parents peut être morts, l'odeur du sang, le silence effroyable et par une tornade de pensées épileptiques partagées entre ses souvenirs de serpents et son hypothalamus qui lui hurlait de fuir. Soudain, les hommes marchèrent dans le couloir et entrèrent dans la salle de bain.
Elle recula. Ils fouillaient le reste de l'appartement, ils allaient venir ici !
Où pouvait elle se cacher, que fallait-il faire ? Dans son dos, silencieusement, comme avec délectation, les portes du placard s'ouvrirent. Alors que les pas se rapprochaient, Chris se jeta à l'intérieur, refermant les battants sur elle.
Plongée dans le noir, la petite fille se recroquevilla sur elle-même. Elle songeait qu'elle aurait du essayer de se glisser sous son lit. Elle souhaitait jaillir d'ici et courir loin de ce carnage. Mais, le fil de ses plaintes s'interrompit lorsqu'elle prit réellement conscience de son geste. Elle était dans le placard. Le placard dont une main était sortie. Le placard qui dévorait des animaux.
Une odeur putride régnait ici, écœurante. Et par intervalle, un souffle. Un souffle profond, grave, immense. Il semblait appartenir à une gigantesque créature. Il résonnait une fois, puis deux, puis trois. Dans le dos de Chris, quelque chose respirait.
Le pire n'était pas seulement ce bruit, mais ce qu'il exprimait. L'attente, patiente, le désir bientôt assouvi, excité. Affamé ?
Les murmures reprirent. Elle ne comprenait rien, elle n'en saisissait pas le sens, mais petit à petit, ils se rapprochaient.
Elle tremblait tant, elle était si saisie d'effroi qu'elle s'oublia. Les fesses trempées, elle sanglotait. La mort était dehors, la mort était dedans. Chris était la souris, le cloporte, le moineau. Une petite chose fragile et impuissante à la merci des prédateurs.
Craquement sinistre, paroles, soupirs, le placard entier vivait. Même les parois possédaient désormais la mollesse et la souplesse d'un tissu organique. La chaleur émanait des murs et l'endroit était humide.
Chris leva la tête. Ses yeux, désormais habitué à l'obscurité voyaient.
La peau se gonflait au rythme de la respiration. Les pores se desserraient, se resserraient. Par moment, ils excrétaient un fluide, sans doute l'équivalent de la salive. L'intérieur du placard tressautait au gré des pulsations.
Perdue entre émerveillement et dégoût, Chris observait le spectacle qui se jouait face à elle. L'organisme se mettait en marche.
C'est alors que les portes s'ouvrirent en grand. Un homme se tenait là, celui qui avait donné un coup de pied à Maman. Stupéfaite, Chris le dévisageait tandis qu'il levait déjà sa matraque. Il eut à peine le temps de prendre son élan que le bras crochu jaillit du placard et l'emporta à l'intérieur avec une force surhumaine. Il hurla. Affolé, son acolyte ne tarda pas à se montrer. La chose le saisit par le crâne, l'enfournant lui aussi dans son énorme gueule, moite et chaude.
Leurs cris résonnèrent longuement avant de se transformer en râle. Leurs mastications commencèrent juste à côté de Chris. Elle se s'efforçait de ne pas voir, le regard résolument droit, la mine pâle et le cœur au galop.
Cette fois ci, les bruits tombaient directement dans ses oreilles. Elle perçut chaque détail du broyage des os et fut éclaboussée de leur sang. Dans l'effort de digestion et d'assimilation, la production de salive devint plus accrue. Elle sut comment sentait un corps de l'intérieur.
Les mâchonnements se transformèrent en bruits de succion. Chris n'osait pas bouger. Le monstre avala son énorme boule de chaire en un déglutis retentissant. Les portes s'ouvrirent, et elle fut jetée sur le sol. Retrouvant la texture familière de son parquet, elle le tapota, hébétée, aveuglée par la lueur du petit matin. Lorsqu'elle se retourna, elle ne vit que son placard habituel, en bois, et ses vêtements sur les étagères. Nulle trace de sang, de salive, ou de peau.
Avait-elle rêvé ?
Elle s'approcha du couloir.

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Chris a peur du placard
Historia CortaLe placard de Chris n'est pas tout à fait comme les autres... (Nouvelle découpée en cinq petits chapitres)