Le Jugement

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Dans une grande salle, en hémicycle, des animaux sont rassemblés. Il n'y en a qu'un par espèce. Sur un banc, au milieu de la salle, un humain est assis. Il est pâle. Dans les places assises autour, organisées comme des gradins, discutent des animaux, en colère. Un cri fuse, sitôt repris par plusieurs voix :

« À mort !

- À mort ! »

L'humain regarde autour de lui les animaux le huer, effrayé. Des gorilles en costard sont obligés d'intervenir pour empêcher un tigre de pénétrer au centre. Non loin de là, un rhinocéros est à son tour refoulé.

Un vieil hibou, assis sur une chaise surélevée, en face de l'hémicycle, frappe le bureau devant lui de son marteau.

« Silence ! Silence, où je fais évacuer la salle ! Nous allons commencer la séance. »

Les animaux se taisent, pendant que l'humain essuie une goutte de sueur sur son front.

« Accusé, levez-vous. »

L'humain se lève.

« Veuillez confirmer votre nom complet et votre âge.

-Homo sapiens ... j'ai plus de deux cent mille ans. Je ne connais pas la date exacte.

-Humanité, vous êtes accusée, premièrement, de détérioration, dégradation et destruction de biens publics. Ont été détruits plusieurs habitats naturels et donc des écosystèmes entiers : quinze millions d'hectares de forêt par an, 2,1 millions de km² de calotte glacière, la mer d'Aral, de nombreux espaces aux sous-sols riches en pétrole, et bien d'autres encore. Des déchets plastiques à n'en plus compter se répandent dans les océans, ou s'entassent dans la nature.

Deuxièmement, vous êtes accusée de meurtre : le thylacine (ou loup de Tasmanie), le dodo de l'île Maurice, le Tarpan, l'huia dimorphe, le grizzly de Californie, pour ne citer qu'eux, et en bref, vingt-six mille espèces par ans.

Troisièmement, vous êtes accusée de crime contre l'animalité : libération massive de gazs à effet de serre dans l'atmosphère, entraînant un réchauffement global de la planète nous mettant tous en danger. »

Il est ici interrompu par un nouveau soulèvement de voix, dominé par l'éléphant qui barrit au-dessus de tous les autres :

« Qu'il paye pour les défenses qu'il m'a volées et les petits qu'il m'a tués ! »

Le hibou doit encore utiliser son marteau plusieurs fois avant que le calme revienne. Il met quinze longues minutes pour finir d'énumérer les charges retenues contre l'humain qui sue désormais à grosses gouttes.

« Se sont portées partie civile plusieurs familles : les insectes, les oiseaux, les reptiles, et bien d'autres. Même la vôtre : les mammifères. Toutes les espèces animales, pour être exact, à part vous bien entendu, se considèrent comme victimes de vos actes. Nous allons entendre ces victimes, qui ont souhaité prendre la parole. »

Pendant plusieurs heures, d'innombrables animaux passent à la barre, chacun pour témoigner d'un nouveau crime ou délit. Des accusations toujours plus lourdes, qui rendent les chances de l'humain toujours plus minces.

Le lézard tente bien de défendre son client : c'est son métier. Mais il lui jette suffisamment de regards assassins pour que chacun comprenne qu'il ne pense rien de ce qu'il dit :

« Mon client plaide coupable des crimes dont l'accuse. Mais j'implore la clémence du jury : il ne savait pas ce qu'il faisait. »

Outrée, l'abeille s'esclame :

« Mais il avait totalement conscience de ses actes : il a une science suffisamment avancée pour se rendre compte que des populations disparaissent et que le climat se réchauffe ! Ça ne l'empêche pas de balancer des pesticides à tout va, sachant très bien que ça finira par me tuer !

-Objection ! se sent forcé de dire le lézard. Elle a parlé sans autorisation, et m'a coupé dans ma plaidoirie.

-Objection retenue, répond le hibou. Poursuivez. »

Et le lézard a beau déblatérer un superbe discours, personne ne l'écoute, et la mine haineuse du jury ne laisse aucun doute sur l'issue du procès. Mais il y a des procédures, et le hibou élève sa voix :

« Accusé. Avez-vous quelque-chose à ajouter pour votre défense ? »

L'humain se lève et commence d'une voix étranglée :

-Je... mon avocat a dit que je plaidais coupable. Ce n'est pas vrai pour tout... Le climat se réchauffe et se refroidit naturellement depuis des millions d'années, ce n'est pas ma faute si...

-Menteur ! Menteur ! Tu as fait en cent ans ce qui se faisait naturellement en dix mille !

-Silence ! Toute nouvelle interruption entraînerait une évacuation de la salle !

-Merci... Je voulais aussi dire que... »

Mais voyant aux regards des animaux autour de lui qu'il empire son cas, il se tait, s'assoit et baisse les yeux.

« Bien. Le jury peut délibérer. »

Après une très courte discussion, les membres du jury reviennent.

« L'accusé est-il coupable ou non-coupable ?

-Coupable, monseigneur. »

Malgré l'évidence de cette réponse, l'humain gémit.

« Humanité, je vous déclare coupable de dégradation et destruction de bien public, de meurtre, de crime contre l'animalité, etc. En conséquence des charges retenues contre vous, je vous condamne à être pendu par le cou jusqu'à ce que mort s'ensuive. »

Quelques heures plus tard, l'humain regarde par la fenêtre de sa cellule, en attendant l'heure de l'exécution. Pour la première fois, il est confronté à la réalité. Pour la première fois, maintenant qu'il est condamné, il cesse de se voiler la face.

Il observe le monde à travers les barreaux. Il voit une planète polluée, dévastée par ses actions criminelles. Il s'agenouille, couvre son visage de ses mains, et éclate en sanglots. Il se dit qu'il est prêt à tout arrêter maintenant. Qu'il a compris. Qu'il se comportera responsablement à présent.

Mais il est trop tard.

Pensées diversesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant