C'était arrivé un soir d'hiver. Elle n'avait aucune envie d'y repenser, mais elle le devait, à
présent. N'était-elle pas revenue pour déterrer les fantômes, nettoyer, ranger, jeter, repeindre,
vendre ou garder ?
Ce qui était arrivé, ce soir d'hiver sur la route de Bourail, du côté de Nessadiou portait un
nom, cependant. Les circonstances, les faits et les conséquences étaient clairs. Cruels. Elle
avait revu tant de fois la scène en rêve ! Il lui avait fallu bien des efforts pour admettre sa
réalité. L'anéantissement de la vie familiale qui avait suivi avait entraîné d'autres malheurs.
Chacun d'eux avait ajouté sa pierre à son mur intérieur, jusqu'à le rendre infranchissable.
Jamais, elle n'aurait cru devoir le renverser, ou, du moins, le percer pour revenir sur ses pas.
Mais il y avait la maison qui la rappelait à elle, à ce passé, à cette mémoire, à cet océan de
douleur et de noirceur.
Les gens autour d'elle, ce matin, ont l'air de vivre comme si rien ne les touchait ; la
serveuse du bar, occupée à faire correctement son travail, malgré son bras manquant ; ces trois
hommes politiques qu'elle reconnaît, ils sont bel et bien en train de se partager quelque projet
juteux ; ces petits garçons occupés à jouer dans l'eau sale du bassin, et cet homme ivre qui
menace de tomber à chaque pas. Que fait-elle dans ce café ? À part faire semblant de vivre
une journée normale, alors que rien ne l'est, normal, justement. Elle a été de cette ville,
autrefois, dans d'autres circonstances, avant la découverte de l'horreur.
Elle prend le journal qui traîne sur la table d'à côté. Le gros titre montre la levée des deux
drapeaux au sommet des institutions. De certaines institutions.
Elle sait. Elle suit l'actualité de loin. Elle n'a jamais réussi à se sentir tout à fait étrangère
au devenir de l'île. Un véritable paradoxe. Cependant, elle n'en parle jamais à personne. Elle
feint l'ignorance, l'indifférence. Mais ça remue en elle. Elle sait qu'une partie d'elle cherche à
savoir ce qu'aurait été sa vie si elle n'était pas partie.
Ça fait longtemps qu'on en parle, de ces deux drapeaux. Une suite logique des tumultes qui
ont précédé, comme une litanie de vols, de viols, de luttes et de passions. D'amour, aussi.
Oui. Et c'est ce que les gens d'ailleurs ignorent bien souvent. Cet amour farouche pour la
terre qui lie et déchire les hommes d'ici.
Qu'importe. Elle ne veut plus penser à tout ça. Elle devra décider que faire de la maison et
du petit lopin sur laquelle elle repose. C'est bien assez pour elle.
Et puis, il y a, sur la route qui mène à Bourail, quelque part après Nessadiou, un virage qui
ne ressemble plus à n'importe quel virage. Pendant quelque temps, cette année-là, il y a eu des
bouquets de fleurs déposés, puis plus rien ensuite. Ce virage est resté cependant nimbé d'une
aura terrible et jamais elle n'a pu passer devant sans frémir. Elle sait qu'elle est revenue aussi
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ROUGE COMME LA HAINE
HumorExtraie du livre ROUGE COMME LA HAINE pour le complet: www.editions-humanis.com/quartiers%20libres.php#979-10-219-0039-4