Chapitre 1:

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Lyon, 2179:

On va nous regrouper sur la Grande-Place. "Une grande annonce" nous avait dit la professeur Lagen, tout en ayant les larmes aux yeux. Toute la classe se demandait ce qui avait bien pu émouvoir Mrs Lagen, elle qui était d'ordinaire tellement pragmatique. Une chose est sûre; Kolin et moi allons bientôt le découvrir. Kolin est mon meilleur ami. Nous avons à la fois tout et rien en commun. Il est riche, je suis pauvre. Mais il n'est pas sociable, un vrai solitaire, comme moi. Enfin, seulement depuis quelques années. Au lycée, personne n'ose nous adresser la parole, à raison. Nous ne parlons à personne, et personne ne nous parle. Cela nous convient parfaitement. Chacun dans son coin. Kolin est blond chatoyant, aux yeux bleus clairs, tellement transparents qu'ils reflètent à la perfection ce qu'il voit, comme lorsque l'on regarde ce qu'il y a derrière nous dans un mirroir. Il est assez petit, et très chétif. Pourtant, il est riche, il mange à sa faim. Il aurait pu être gras, comme tous ces fils de bourges. Comme je les hais. Tous autant qu'ils sont. Tous, sauf Kolin. Il pratique l'holoball, un sport inspiré d'un ancien jeu que les ancêtres appellaient "football". La première fois qu'il m'a vue, en primaire, il était étonné par la finesse de mes cheveux châtains clairs, virant presque au blond. Il m'avait dit qu'il n'en avait jamais vu de pareils. Je ne suis pas bête aujourd'hui, et je ne l'étais pas non plus à l'époque. Je savais déjà que, pour lui, il y avait plus que de la simple amitié. Il me complimentait sur mes "beaux yeux marrons", sur mon "corps parfaitement proportionné". Je n'avais jamais vu pire dragueur. Alors, un jour, en pleine année de 4ème, j'ai tiré les choses au clair, je lui ai dit qu'il n'y avait rien de plus que de l'amitié entre nous. Il avait fait mine de ne pas comprendre; et j'avais fais mine de le croire:
-Tant mieux. Je ne voulais juste pas qu'il y ait de quelconque ambiguïté. Lui avais-je dis.
-Tu as bien fait. M'avait-il répondu.

J'avais cogité toute la nuit suivante sur cette phrase. Comme s'il m'avait remerciée de lui avoir dit la vérité. C'était l'époque où Kolin était encore joyeux. Depuis, il n'osa plus me complimenter. Je suppose que c'est mieux ainsi. Malgré cette probable déception, il n'avait pas perdu sa vigueur et sa joie de vivre. Jusqu'en 3ème. Dès le début de l'année, je le trouvait changé. Il était triste, plus froid que d'habitude. Il me ressemblait plus, désormais. Chaque fois que je lui demandait si tout allait bien, il me répondait:
-Bien sûr.

Le genre d'acquiescement qui voulait dire le contraire. Un jour, alors que je ne lui avait rien demandé, il me raconta en pleurs pourquoi il était si triste, si changé: son père avait été tué, en juin dernier. Les gardiens de la paix étaient allés le chercher chez lui, le soir. Kolin était en rogne contre les gardes du corps que son père payait. Ils n'avaient même pas retenus les gardiens. Il faut dire que Mike, son père, était accusé de haute trahison. Ils avaient le devoir de les laisser passer. Puis, les soldats s'étaient introduits dans la chambre parentale, et avaient demandé à Mike de les suivre, puisqu'il allait être jugé. Il avait refusé d'obtempérer, et un coup de feu réveilla Kolin d'un sommeil profond. Quand il alla dans la chambre blanche immaculée de son père, il trouva ce dernier avachi dans son lit, une tâche rouge en pleine poitrine. Ce soir-là, Kolin avait changé pour toujours. Il détestait Green Garden, et toutes les autres multinationales. Une haine peut-être irrationnelle, mais partagée par beaucoup trop de personnes généralement pauvres, moi y compris.
Les gardiens de la paix, armés de leurs Covah 4 et d'une armure cinétique verte avec exosquelette sont les soldats nationaux. Leur nom, au début rassurant, ne trompe plus personne. Certains citoyens les appellent même les gardiens de la corruption, à l'image de tous les gouvernements actuels. Ils ont apparement bien aidé lors de la guerre nucléaire Européenne. Enfin, ça n'a pas empêché les royaumes Britanniques de nous coloniser. On ne sait même plus parler Français. En fait, l'Anglais est la seule langue qui subsiste dans le monde. L'Europe est colonisée, l'Asie et l'Afrique ne sont plus, et l'Amérique a toujours parlé Anglais, d'aussi loin que l'on se souvienne. Enfin, c'est ce que l'on nous apprend au Lycée.
Des soldats viennent nous chercher. Nous les suivons jusqu'à la rue pavée. Dehors, il pleut. Deux bâtiments aux couleurs fades entourent la ruelle sinueuse. Aucun passant ne la traverse, ils doivent tous être devant le Jumb'o-Tron. Les gardiens nous font emprunter une ruelle plus étroite encore, cabossée et trouée, probablement pour aller plus vite. De là, nous traversons une longue impasse. Puis, ils nous font grimper sur le mur du fond, blanc autrefois, taché de tâches brunes aujourd'hui.
-Putain, ça pue! Grogne Kolin.
-Hé, tu la fermes?! Crie un garde.

J'épie le garde, qui a l'air de s'en rendre compte car il me renvoie un regard noir. Je détourne le regard, et le porte sur Kolin, une veine lui sort du front, et il le défie également. Les gardes nous font passer au dessus du muret un à un. Derrière, nous arrivons sur une grande avenue; L'avenue du Renouvellement. Je la connais bien. C'est par ici que je passe pour récupérer les rations à la vieille boulangerie. D'ailleurs, nous passons devant celle-ci; une vieille enseigne miteuse qui contient de grands trésors, probablement les plus importants de notre époque: des denrées alimentaires. Les rations sont distribuées tous les lundis matins, et elles contiennent assez de victuailles pour une semaine entière. Tous les "citoyens" de la ville sont inscrits sur une liste avec le nombre de personnes vivant dans leur foyer et d'autres informations, et la rationneuse donne le nombre de paquets argentés conservant la nourriture qu'il faut, pas plus, pas moins. Mais comme je suis bien plis pauvre que la moyenne et qu'elle m'apprécie, elle m'en donne souvent une de plus que nécessaire. Nous arrivons sur la place, rénovée il y a longtemps. Elle est faite de marbre blanc, et malgré toutes ces années, elle n'a pas perdue de sa blancheur immaculée. Le Jumb'O-Tron est allumé. Des images de la famille de notre dirigeant, enfin, du dirigeant de Green Garden, Pama Brown, sont diffusées en continu. Tous les habitants du quartier sont regroupés autour de l'écran. Certains pleurent. Les plus riches. Les gardes nous amassent dans la foule. Les autres élèves sont emportés et étouffés contre leur gré, mais j'arrive à sortir ma tête de la masse, et j'ai un bon visuel sur le Jumb'O-Tron. Les gouttes de pluie coulent doucement sur l'écran incurvé. Soudain, le reportage reprend à zéro, comme si c'était une boucle, et la voix d'un journaliste commence à lire son texte d'un ton monotone:
-Nous avons appris le décès du dirigeant de notre multinationale Européenne préférée: Green Garden. Pama Brown a, semble-t-il, été assassiné dans son sommeil. Six personnes ont été placées en garde-à-vue, dont le dirigeant de la multinationale adverse, Life Industries: Tony Williams. Il est soupçonné d'avoir tué Pama Brown par pur intérêt. Le fils aîné de Mr Brown, Andrew Brown, héritier de la multinationale, se déclare choqué par cet acte qui aura "de lourdes conséquences" et qui "ne restera pas impuni". Le dirigeant d'Earth Corp n'a pas souhaité se prononcer. Nous vous tiendrons au courant dès que nous aurons plus d'informations. Finit le journaliste.

Kolin et moi nous regardons, choqués et stupéfaits.

La faim d'un monde [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant