La Librairie Yōkai

La Rokurokubi

La nuit est tombé depuis quelques heures déjà, nimbant l'intérieur de votre auberge d'une lumière étrange. La pleine lune qui brille derrière les portes de papier éclaire avec puissance votre chambre et vous ne parvenez pas à dormir, vous tournant et retournant sans cesse sous les couvertures de votre lit.

Les murs sont fins, comme dans toutes les auberges traditionnelles, et vous entendez de temps à autre un ronflement, un éclat de voix en provenance de la chambre d'un de vos voisins. Ces bruits, vous les connaissez, ils vous rassurent plus qu'ils ne vous agacent d'ailleurs mais cet autre bruit que vous entendez depuis plusieurs minutes déjà commence à vous tirer un long frisson le long de la colonne vertébrale.

Une sorte de raclement, un frottement régulier contre le tatamis de la chambre voisine. Le bruit est si régulier qu'il en devient obsédant : qu'est-ce qui provoque ce raclement qui semble sans fin ? Si vous n'arriviez déjà pas à dormir, vous êtes maintenant de plus en plus stressé. Chaque itération de ce bruit vous arrache une raideur dans les épaules.

Quand celui-ci a perduré beaucoup trop de temps pour que vous restiez sain d'esprit, vous n'y tenez plus et sautez hors de votre futon. Le bruit vient de votre gauche, vous en êtes persuadé, ainsi, vous sortez de votre chambre, faisant coulisser doucement la porte dans son rail. Pas un bruit dans le couloir, personne ne semble debout, il n'y a que vous... Et la personne dans la chambre voisine.

Sans réfléchir, vous enfilez les chaussons devant votre chambre et vous dirigez vers l'origine de ce bruit : la porte à votre gauche. Pendant que vous avancez, le bruit persiste, grattant l'arrière de votre crâne avec force : il faut que cela cesse. Vous allez gentiment demandez à votre voisin ou voisine de cesser et vous pourrez enfin retourner dormir, l'esprit libre de toute peur absurde.

À mesure que vous approchez, vous remarquez que la porte est déjà entr'ouverte. Rien ne vous parvient d'autre que ce raclement glauque, que la lumière vacillante qui provient de l'intérieur de cette pièce.

Vous approchez, pas à pas, un silence oppressant vous enveloppant et vous accompagnant jusqu'à cet entrebâillement. Vous vous approchez, enfin assez près pour apercevoir ce qui se passe dans la chambre... Vous collez votre visage, laissant votre oeil s'ajuster à la lumière de la pièce et découvrez l'impensable.

Une tête de femme dont l'immense langue lèche le parquet, au bout d'un cou si long que sa seule vue vous donne un haut le coeur. 2, 3, peut-être 4 mètres de chair ondulent sous les rayons jaunâtres d'une lampe à huile renversée sur le sol. La flaque d'huile glisse avec douceur sur le tatamis, dessinant une tâche qui se rapproche dangereusement de la flamme tremblotante.

La tête continue de lécher sans répit le liquide, la langue frottant avec lenteur le sol, celle-là même qui produit ce bruit de raclement si régulier, si malsain qu'il vous fait dresser tous les poils de votre corps. Votre esprit vous hurle de reculer, de vous éloigner de cette vision d'horreur mais vos pieds restent fixés sur le sol, vous observez avec un dégoût mêlé de fascination cette tête qui se trouve si loin de son maître, son corps.

Une éternité ou une seule seconde passe ainsi, vous, debout les bras ballants et le regard fixé sur cette apparition, elle, léchant sans relâche l'huile qui continue de s'écouler de la lampe. Puis, alors que vous n'avez pas fait le moindre bruit, la femme - le monstre - devant vous semble remarquer votre présence, elle relève la tête avec lenteur, dardant ses yeux aussi sombre que la nuit sur vous.

Des dents aiguisés dégoulinantes d'huile se dévoilent derrière une langue fine de serpent, elle se lèche les babines et toujours sans un bruit, le cou continue de s'allonger, la tête se dirigeant maintenant vers vous...