Le Tengu

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L'apparition est aussi soudaine que surprenante. Littéralement tombé des branches vous surplombant, une silhouette immense vous toise à contre-jour. Il vous faut quelques longues secondes afin de réajuster vos yeux à la lumière, distinguer les détails de la forme qui vous surplombe.

Habillé d'une tunique blanche, d'un pantalon de toile, la "personne" vous fixe derrière un masque sombre au long bec. Un corbeau, pensez-vous entre deux respirations saccadées, on dirait un corbeau.

Tombé au sol sous la surprise de cette apparition, vous ne songez même pas à vous relever, trop sonné par cette situation qui vous dépasse une nouvelle fois. La personne au masque de corbeau croise les bras, enfonçant un pied sûr dans le sol devant vous. Vous attendez qu'elle bouge, qu'elle parle, qu'elle mette fin à cette situation de tension. Pour être honnête, vous ne savez juste pas quoi faire.

_ Le pendentif que tu portes sur ton sac, dit-elle soudainement.

La voix est grave, caverneuse et ne résonne pas aussi fort que l'aurait fait penser le masque qu'elle semble porter. Mais c'est un homme, indubitablement.

_ Le pendentif, répète-t-il, plus sec encore.

Vous remuez la tête pour vous sortir de cette torpeur aussi molle que du coton, jetez un œil à votre sac et apercevez une babiole pleine de grelots que vous vous avez ramené de vos dernières vacances. Vous la prenez entre vos mains, bien curieux de voir ce que la masque de corbeau veut en faire.

_ Ça ? vous demandez.

Il hoche la tête, sérieux comme un pape.

_ Quel est ton prix ? répond-il finalement.

Vous regarder de nouveau votre porte-clefs à grelots, polissé par des semaines à se faire traîner partout, un porte-clefs qui n'a plus aucun éclat et se contente de tinter à chacun de vos pas. D'ailleurs, vous vous dites soudain, il vous énerve ce porte-clefs. Vous vérifiez alors qu'il n'y a pas mésentente :

_ Mon prix ?

Toujours aussi sombre, le masque de corbeau hoche de nouveau la tête. Plus vous parlez avec lui plus vous avez l'impression que son ombre grandit, qu'il envahit de noirceur le paysage autour de vous. Il reprend soudain :

_ Un si beau talisman doit valoir un grand prix, je ne sais pas si je peux m'y aligner mais je ferai mon possible.

Les mots sont magnanimes mais le ton est glaçant, il sonne comme une menace.

_ Je ne sais pas, bafouillez-vous, je n'y suis pas particulièrement attaché.

Et vous voulez partir, cette multiplication de rencontres désarmantes dans votre vie commence à vous peser. La forme s'avance soudain d'un pas rapide vers vous, sortant quelque chose de sa poche.

Vous ne voyez pas l'objet, tout ce que vous voyez ce sont les ergots tranchants qui le tiennent.

_ Est-ce que cette amulette protectrice du sanctuaire d'Ise ferait l'affaire ? Elle renferme un grand pouvoir protecteur ! affirme-t-il.

Et la voix n'est plus sombre ou effrayante, elle est devenue implorante. Vous apercevez une porte de sortie, l'homme ou la créature veut à tout prix votre porte-clefs tout pourri et vous pouvez exploiter cela sans souci. Vous vous levez enfin, l'air un peu plus assuré et détachez lentement le porte-clefs.

_ Très bien, dites-vous, si c'est Ise j'accepte de m'en débarrasser... -vous le tendez devant vous, vous vous permettez même l'ultime bravade de le reculer lorsque l'ergot s'en approche - Mais attention, ce talisman ne se maîtrise pas si facilement.

Derrière le masque, ou le visage, du corbeau, les yeux scintillent lorsque les talismans sont échangés. Sans demander son reste, l'homme vous dépasse et continue son chemin, observant avec un bonheur non feint sa nouvelle propriété. Bien conscient que vous venez de jouer un vilain tour à quelqu'un qui pourrait vous faire passer de l'autre côté en un instant, vous ne demandez pas non plus votre reste et fichez aussitôt le camp.

La Librairie YōkaiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant