Comment je peux vivre en paix alors qu'avec toute la stabilité que tu m'as apporté je n'ai pu qu'échouer ?
Il fait froid. C'est le seul constat qui me revient sans cesse. Comme si le temps allait changer du tout au tout par le biais de ma propre volonté. J'avance sans voir où je vais. Un voile opaque rend ma vue hasardeuse. Si je n'ai pas conscience du paysage, je n'en ai pas plus de mes gestes. Je ne me reconnais pas. Je ne réfléchis pas. Mes pas sont guidés pourtant vers une destination qu'eux seuls semblent connaitre. A la poursuite de traces invisibles et d'un abris. C'est donc ça d'être saisi par l'instinct ? Je ressens ce que j'assimile à l'expérience animale, la volonté de vivre. De survivre. Pourtant face à moi je ne distingue aucun danger hypothétique. En réalité face à moi je ne distingue surtout pas grand chose. Des troncs au sol, d'autres toujours soutenus à la verticale, majestueux et créant un tapis de branches où le soleil peine à s'infiltrer. Il ne parvient qu'à créer quelques flaques de lumière sous mes pieds. Quelle heure est-il au juste ?
Je ne sais plus exactement comment j'en suis arrivé là. Pour la première fois je lève les yeux pour découvrir autour de moi ces grands arbres qui défient la lumière. La forêt couverte d'un épais manteau ne fait aucun bruit. Mes halètements, fruits d'un grand effort, seuls brisent la quiétude des lieux. L'air est gelé. La condensation qui s'échappe de ma bouche me pousse à cette constatation permanente. Et pourtant. Il fait froid mais je suis comme insensible à toute cette neige, à ces minuscules flocons qui continuent de tomber à intervalle régulier.
Cette force qui me pousse à aller de l'avant m'isole des sensations physiques. J'ai l'impression presque au contraire de brûler vif si je reste immobile. Si la piqure du froid que l'on expérimente parfois peut créer une sensation de perforation particulièrement désagréable, il n'est nullement question de ça ici. Un véritable braiser grandit dans ma cage thoracique. La chaleur qui en émane semble me rendre invincible. J'ai l'impression de marcher pendant des heures sans faiblir. Sans toute cette poudreuse, j'aurais couru des kilomètres j'en suis certain. La couche blanche ne réussit qu'à me ralentir mais est incapable de m'arrêter dans ma quête.
Au bout de ce qui apparait comme une éternité mes pas s'immobilisent. Il m'a fallut plusieurs minutes pour que le calme règne, ma respiration enfin apaisée. Le feu regagne son foyer, dompté alors que mes inspirations s'espacent. L'infime bruit que produisait la compression de la neige sous mon poids s'est éteint lui aussi. Alors que j'éprouve la sensation d'un environnement étouffé un son me parvient. Une fois. Une autre. Plus d'une dizaine en tout avant que je daigne tourner la tête. Mes yeux balaient l'horizon. Si devant moi ma vision est vite coupée face à la cime des arbres, à ma gauche s'étend un immense lac gelé.
Et là je ne vois plus que toi. Le temps se fige, tu es entouré de lumière à l'écart de la masse des arbres centenaires. Avec cet horizon dégagé j'entraperçois le soleil qui semble finir sa course par delà les pins. Sur l'étendue d'eau gelée je te distingue parfaitement, entouré par ce halo on dirait une apparition divine. Et pourtant, alors même que je te retrouve, toi qui a guidé inconsciemment mes pas, rien ne me revient en mémoire. Je ne comprends pas cette rage et ce désespoir qui s'entrechoquent en moi. Je ne saisis pas cette situation absurde que l'on a créée. Si je suis pareil à un brasier invincible, toi tu ne me renvoies qu'une ombre de toi-même. L'animal qui cherche à survivre, il ne s'agit pas de moi mais de toi en réalité. J'en suis certain, la peur est le seul sentiment que j'arrive à lire en toi. Tes yeux assombris me fixent avec fébrilité.Tu ne veux pas que je comprenne que tu me crains. Et moi je suis comme un con à me demander ce que j'ai bien pu te faire pour que tu me redoutes à ce point.
On se regarde, on se dévisage alors que je m'approche de toi. A pas de loup, doucement comme pour ne pas effrayer un animal sauvage. Je m'abaisse même un peu, pour paraître moins impressionnant que je ne le suis réellement. Je m'arrête au bord de la surface gelée. Tu te tiens à une vingtaine de mètres de moi en essayant de garder une certaine prestance. Sauf que l'on se connaît par cœur. J'ai appris à décrypter tes émotions et là je perçois qu'une méfiance immense. Je me redresse et te toise de toute ma hauteur. Si tu as tant peur de moi, pourquoi ne bouges tu pas ?
La fuite serait pourtant une porte de sortie raisonnable. Les animaux face au danger partent. Aucun être ne se jette dans du feu. Mais l'homme se veut supérieur, il se veut autre. Pourquoi restes-tu immobile ? Par simple fierté ? Tous deux figés, on pourrait nous prendre pour des statues de glace si l'on nous voyait. Or on le sait aussi bien l'un que l'autre, nous sommes seuls. Si l'on ne peut pas nous prendre pour des statues, c'est uniquement parce que nos sentiments sont ceux de pierres. C'est un constat. Je ne ressens rien. Face à ta détresse et ton désarroi, aucun sentiment d'empathie. Aucune volonté de te tendre la main. Rien.
Rien alors que l'on se fréquente depuis dix ans. Rien alors que l'on a dépassé depuis quatre ans le stade de la simple amitié. Rien alors que ce voyage était celui de nos noces. Rien lorsque l'un de nous brise le silence qui nous enveloppe.
Mais dis moi, ce bruit d'où vient-il exactement ? Qui a produit cette brisure ? Lequel de nous est responsable de la cassure ?
Est-ce la glace sous ton poids, suivie de ta chute dans cette eau gelée ? Ou alors est-ce moi et plus précisément ce fusil que j'ai dans les mains pointé vers toi ?
Comment en sommes nous arrivés là Thomas ?
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Voilà donc le premier chapitre, en espérant qu'il vous ait plu.
Si certain.e.s ont déjà quelques idées sur la génèse de cette situation, je suis à l'écoute !
Une bonne journée à tous et à très vite.
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Shards
FanfictionShards ça veut dire éclats et entre nous je pense bien que c'est le mot qui nous définit le mieux. Quand on le prononce on entend comme un énorme craquement. A peu près identique à celui de la glace sous ton poids. Elle se brise j'ai l'impression. ...