P R O L O G U E
L'AIR glacé pénétrait par les fissures de la croisée. Il se leva maladroitement et s'avança d'un pas
lourd vers la fenêtre. S'emparant d'une serviette de toilette qu'il gardait toujours à portée de la
main, il calfeutra le châssis détérioré.
Le léger sifflement que fit le courant d'air dans le tissuéponge lui procura une sensation confuse de plaisir. Il contempla le ciel brouillé, l'eau qui
moutonnait. De ce côté-ci de la maison, on apercevait souvent Provincetown, sur l'autre rive de
Cape Cod.
Il haïssait le Cape. Il haïssait son aspect lugubre par un jour de novembre comme aujourd'hui ; la
morne grisaille de la baie ; les gens qui vous fixaient de leur regard impénétrable, sans dire un mot.
Il l'avait détesté dès le premier été, avec ses hordes de touristes se répandant sur les plages,
escaladant le remblai jusqu'à la maison, lorgnant par les fenêtres du rez-de-chaussée, les yeux
abrités derrière une main pour mieux voir à l'intérieur.
Il détestait le grand panneau À VENDRE que Ray Eldredge avait placardé sur la façade et à l'arrière
de la vaste bâtisse et le fait que Ray et cette femme qui travaillait avec lui aient déjà commencé à
faire visiter les lieux. Le mois dernier, ils avaient bien failli entrer pendant son absence ; Dieu soit
loué, il avait pu parvenir au dernier étage avant eux et camoufler la longue-vue.
Il ne lui restait plus de temps. Quelqu'un allait acheter cette maison et il ne pourrait plus la louer.
Voilà pourquoi il avait envoyé l'article au journal. Il ne voulait pas s'en aller avant de la voir
démasquée aux yeux de tous. —
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m a t m i n i alors qu'elle commençait à se sentir en secanté.
Ii avait autre chose à faire aussi, mais l'occasion ne s'était pas encore présentée. Elle veillait de trop
près sur ses enfants. Il ne pouvait pourtant plus attendre.
Demain...
Il parcourut nerveusement la pièce. La chambre de l'appartement du dernier étage était spacieuse.
Comme toute la maison. C'était l'ancienne habitation d'un capitaine au long cours abâtardie au fil
des ans. Bâtie au xvne siècle sur un promontoire rocheux dominant toute la baie, l'édifice répondait
au besoin de l'homme d'être constamment sur le qui-vive.
La vie ressemblait à autre chose. Elle était faite de bric et de broc. Icebergs dont on n'apercevait
jamais que la partie émergée. Il ne l'ignorait pas. Il se frotta le visage; il se sentait mal à l'aise; il
avait chaud bien que la pièce fût glaciale. Depuis six ans, il louait cette maison durant les derniers
jours de l'été et en automne. Elle était restée pratiquement inchangée depuis le jour où il y mit pour
la première fois les pieds. Seuls quelques détails étaient nouveaux : la longue-vue devant une