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Le Portail

Ce fut ainsi que ce trio improbable s'avançait au travers de ce tamis de gens et de cris aussi calmes que s'ils se dirigeaient vers l'épicier maghrébin d'à coté, qui soyons sincères on appelle tous « l'Arabe » indépendamment de sa nationalité. Il marchèrent longtemps à cadence paresseuse, Le Karma en tête, La Mort à sa droite, Abomination derrière tranquille et silencieuse...peut-être un peu trop. La Mort se retourna vers elle, légèrement inquiet de cette attitude si inhabituellement accommodante:
« -Abomie, allez-vous bien? Je vous vois...très tranquille...
-Oui, c'est juste que...laissez tomber voulez-vous, dites-moi plutôt où est-ce que nous nous dirigeons.
-Au Portail.
-Portail?
-Vous verrez. »

Derrière l'attitude si inhabituelle d'Abomie, se cachaient des sentiments qui l'étaient tout autant. Un bon observateur pourrait remarquer des petites perles de sueur sur son front, un léger tremblement des mains, un teint particulièrement haut en couleur et deux pupilles anormalement dilatées...De la peur? De l'excitation? De l'hésitation? Peut-être l'un des trois? Peut-être plus que trois? Peut-être tous les trois ensemble? Cela on ne le saurait en la connaissant davantage. La Mort n'était pas dupe. Si nous, simples mortels avons pu remarquer ces symptômes d'autant plus ils étaient encore plus évidents aux yeux effilés de La Mort. Néanmoins, l'idée qu'Abomie ressente de la « peur » ou de l' « hésitation » lui était totalement aberrante! Elle l'avait vu, lui La mort, dans une de ces formes les plus redoutables sans ciller, ce n'est pas en balade qu'elle va tout de même commencer à ressentir ce genre de sensations mais Abomination, digne de ce nom, était redoutablement imprévisible donc qui sait ce qui pouvait vraiment se passer dans ces méninges.

La marche fut longue et silencieuse, Le Karma trop concentré a suivre le bon chemin, La Mort silencieusement abasourdie par son expérience et Abomination immergée dans son purgatoire de pensées. Chacun d'eux intellectuellement occupé et concentré jusqu'à ce que Le Karma proclame haut et fort:
« Voici Le Portail! »
Devant eux se trouvaient un bâtiment singulièrement élégant et moderne. En façade: des colonnes en hélice en mosaïque de verre bleuté au reflets rosé et verdoyants, des escaliers dont le sol de couleur immaculée était marbré de veinures rappelant les colonnes de la façade et en bas de celles-ci des pot de fleurs gargantuesques et généreux en végétation. Une végétation aux couleurs étranges et vivantes, bougeant, ondulant, vociférant et chantant. Les « Portes » étaient des portes françaises qui suivaient toute la hauteur de l'immense bâtiment dont les verres renvoyaient des reflets exagérément cristallins.

Au dessus de ce bâtiment, une gravure: « Le Portail. »

Tout les trois montèrent les escaliers. Des «gens » entraient et sortaient frénétiquement. Il y en avait qui courraient, d'autres qui marchaient et d'autre occupés à regarder les tableaux de bords. Oui, le Portail était une gare. Une petite mélodie composée par trois notes montantes de kora retentit et une voix androgyne annonçait que le TER pour « Terra Cognita » était sur le point de partir. À cet instant, Le Karma et La Mort se regardèrent impassiblement pendant quatre longues secondes, se tournèrent vers Abomie et avant qu'elle ne puisse réaliser quoi que ce soit ses pieds ne touchaient déjà plus le sol, ses mains étaient chacune respectivement agrippée par La Mort et Le Karma qui semblaient avoir l'air particulièrement paniqués. Ils courraient si vite, que le visage d'Abomie était modifié par la pression de l'air, que la cape de la mort flottait dans l'air exposant son crâne de crystal et en bas ses tibias et que le Karma avait perdu une sandale en criant « merde! » en écrasant au passage un chien de compagnie mortel (spécimen assez rare dans cette gare réservé aux Allégories). Tels des joueurs de rugby professionnels, ils se frayaient un chemin à coup de « Désolé! Pardon! » et enfin ils y arrivèrent. Ce train rappelait plus une bulle de de savon de luxe beaucoup trop longue plus qu'un train, l'intérieur au reflets nacrés violacés, luxueux, surréaliste, et très moderne.
Le trio, essoufflé, s'installa commodément à une de leurs places. Abomie les imitants sans histoire. Un gong retentit et Ponctualité, responsable du voyage du jour, circulait dans les wagons. Des symboles apparurent sur les têtes de chaque passager: le symbole du Karma était un œil sur une dent, tandis que celui de La Mort était un espèce de neuf bleu, le symbole d'Abomie était un cercle blanc. Juste un cercle. Le Karma et La Mort restèrent abasourdis.

« Les mortels n'ont pas de symbole. »

Telle fut leur pensée, qu'ils préférèrent garder tacite. La Ponctualité entra dans leur wagon numérotée П et les symboles de chaque passager fut entouré d'un cercle qui était soit vert, signifiant qu'il avait accompli sa mission du jour et qu'il gagnait donc le droit de regagner Terra Cognita ou rouge signifiant qu'il ne pouvait pas encore rentrer. En avançant, les passagers ayant en cercle rouge disparaissent laissant juste ceux aux cercles verts. Le cercle de La Mort était exceptionnellement vert (et toi et moi savons pourquoi) tandis que celui du Karma était d'un vert jaunâtre. Ponctualité s'arrêta à leur niveau:
« -C'est juste, dit-il faisant allusion au cercle du Karma
-Je sais chef mais ça passe...
-C'est le deuxième cercle Tepidus du mois. Au prochain, l'accès au train te sera nié.
-Oui, je suis au courant chef!
-Vas-tu arrêter de m'appeler ainsi un jour? dit La Ponctualité exaspérée
-Jamais!
Il soupira et se retourna vers La Mort et le ton changea presque radicalement
-Monsieur, c'est un plaisir de vous croiser aujourd'hui cela fait quelques soleils que l'on ne vous croise plus sur cette ligne!
-Oui, en effet -répondit La Mort- le monde des Mortels m'a retenu assez longtemps cette fois.
-Très bien, laissez-moi tout de même vous souhaiter un bon repos le long du voya... »

La Ponctualité s'interrompit lorsqu'elle vit le symbole enflammé d'Abomination.

« Impossible... »