Toilette gauche, 1er étage, quelque part sur Terre.
Je m'apprête à finir une journée particulièrement compliquée, ponctuant une semaine bien chargée. Le soleil est encore haut dans le ciel malgré l'heure tardive, une caractéristique bien agréable du mois de mai. La lueur jaunâtre qui s'engoufre par la fenêtre réchauffe l'atmosphère poussiéreuse du bureau, la rendant presque étouffante. Il est temps de rentrer.
Mais avant, il faut absolument que je termine et que je sorte de ces foutues toilettes. L'endroit n'est pas désagréable, on peut même le qualifier de confortable, d'autant plus que l'équipe de nettoyage vient d'intervenir, laissant un nuage léger aux effluves d'agrumes envelopper les visiteurs tardifs comme moi. Mais là, mon séjour s'éternise, cela en devient suspect.
Je me lève donc, rassuré d'entreprendre mon voyage retour l'esprit - et le bas-ventre - légers. Les conditions sont idéales, mon smartphone vibre de plaisir en m'annonçant des conditions routières idéales et un temps de trajet inférieur à la normale. Que demande le peuple?
Je tire machinalement la chasse d'eau. Le niveau de l'eau monte, monte, le contenu du bidet lévite iresistiblement avant de s'affaisser et de disparaitre bruyamment, à ma grande satisfaction. Mais... Qu'est-ce donc que ceci?
Un bébé dragon. Là. Au fond du gouffre, qui me fixe sans rien dire avec ses yeux translucides.
La chose n'a pas une once de méchanceté en elle, je le devine à son regard plein de tendresse et de mansuétude. Elle ne cherche qu'à survivre, elle s'accroche à ce mince espoir avec une ardeur et une rage peu commune pour une si courte existence. J'en suis presque impressionné.Mais l'un de nous deux est de trop, mon jeune ami. Et je ne céderai pas, j'ai l'expérience et la volonté de mon côté. Adieu donc.
Un nouveau déluge s'abat sur le petit étron, qui se débat de toutes ses forces, de toute son âme. Il finit par céder, à bout de forces, et par disparaitre, passant de l'autre côté, aspiré au fond du... Mais... Que... Comment est-ce possible?
Je suis impressionné. La fougue, la puissance d'un esprit si jeune, un tempérament solide, un caractère bien trempé, forgé par quelques secondes de combat contre un élément qui lui est pourtant supérieur... J'en éprouverais presque de la fierté.
Mais cette admiration naissante ne peut subsister. Car un détail me revient: l'un de mes collègues m'a informé du point faible du siège fatal dans lequel le bébé dragon veut se maintenir coûte que coûte. En effet, le bouton de déclenchement doit être maintenu enfoncé, jusqu'à vidange complète du réservoir, pour accentuer la puissance d'aspiration, en assommant le contenu de la cuvette et en anéantissant les espoirs du jeune dragon. Cette fois sera la bonne.
Je m'applique à suivre les indications à la lettre. Un appui long, déterminé, presque cruel, voire sadique. La bête gigote, se détache, heurte violemment les parois et s'engouffre dans le siphon dans un grondement qui tranche avec la modeste taille de ma victime. La messe est dite. Pas besoin de décompte, monsieur l'arbitre, il ne rev... Mais... Non...
Serais-tu invincible, petit dragon?
Par quel miracle peut-il encore être là, arborant une pose de combat? Son regard a changé. L'évidente soif de sang de ses yeux plongés dans les miens fragilise mes défenses. Mon attaque la plus puissante glisse sur lui comme sur du... "glisse"?... Hmmm...
Mon esprit malicieux n'a pas dit son dernier mot. Son corps lisse et luisant lui procure un hydrodynamisme qui lui permet de résister à ce tourbillon aqueux; mais une fois enrobé de papier hygiénique, aura-t-il encore le courage de s'opposer à notre Toute Puissance?
Je saisis sans attendre la brosse à chiotte et une portion non négligeable de papier hygiénique. Avec la légendaire dextérité des plus grands exterminateurs de dragons, j'embroche la bestiole avec les poils drus de mon ustensile, puis l'enroule dans la large bande de papier, qui sera son linceul pour l'éternité. Tu connaitrais une fin digne des plus grands pharaons, montre t'en digne, fais honneur à ton créateur!
L'infernal tourbillon reprend sa danse macabre, et la créature montre des signes de faiblesse. Ne te débats pas, laisse le courant faire son office, et abandonne toi aux tumultes meurtriers des flots qui ne veulent que ton...
Oh, la lumière automatique des toilettes vient de s'éteindre. L'obscurité est tombé sur l'esprit fougueux du jeune dragon, une poétique coincidence. Bah, il suffit d'un geste brusque pour que la lumière se rallume. Je lève le bras gauche; par ce geste, je prend la pose du vainqueur, une victoire par K.O sur cette...
Quoi?... Mais... Ce... Non... C'est impossible.
Il est là, le souffle court, au bord de l'asphyxie, mais bien vivant, et prêt à en découdre. La lueur de son regard irradie toute la cuvette, et il semble même plus grand qu'avant.
Que puis-je faire, moi, seul devant cette petite quantité de matière fécale, certes, mais une telle quantité de courage?
Je dois me rendre à l'évidence: ma défaite est cinglante. Elle était écrite d'avance, mais mon sentiment de supériorité m'a aveuglé. Quel prétentieux j'ai été! Quelle remarquable leçon d'humilité je viens de prendre de plein fouet. J'en ai les larmes aux yeux. Ce petit bout de moi-même vient de me montrer que même si tout est contre vous, même si Mère Nature en personne vous a condamné à une vie... de merde, le Destin ne se résume qu'à ce que votre Volonté veut en faire. La chance n'a rien à voir là dedans. La force physique ne viendra jamais à bout d'une féroce envie de vivre.
Je quitte les lieux sans un bruit. Je referme la porte en lançant un dernier regard plein de bienveillance au vainqueur, et je m'enfuis, honteusement. Le week-end sera l'occasion de réfléchir à mes actes, cette vie de mensonges que je me suis fait à moi-même.
Le lundi matin, je reviens à mon poste, le corps et l'esprit encore engourdi de la violence de ma défaite. Par respect pour le redoutable combattant qui hante encore mes pensées, je me présente devant la porte des toilettes, que je découvre entrouverte. J'entre lentement, mais la lumière s'allume, trahissant ma présence. Le petit dragon est toujours là, plus fort que jamais, infusant lentement dans le calme de l'eau qui l'a finalement accueilli. Je le salue. Il me jette un regard chaleureux, plein de compassion. Il sait qu'il m'a vaincu, pourquoi serait-il rancunier, après tout?
A la mi-journée, je me présente à nouveau à lui pour lui signaler mon intention d'aller déjeuner. J'entre avec la même déférence. La lumière jaillit du plafonnier. Rien. Il est parti, sans laisser de trace. Aura-t-il été vaincu par plus fort que moi? Est-il parti de son plein gré, explorer le monde et tester sa force et son courage sur plus valeureux que lui? Je ne sais pas. Je ne le saurai sans doute jamais.
Je nourris l'espoir de recroiser sa route un jour. Peut-être, aussi, se mesurera-t-il à vous, quelque part. Si ce jour arrive, soyez prêt, ne faillissez pas. Battez vous avec force, avec rage, sans pitié. Ainsi, vous ne regretterez rien.
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Le Dragon des Toilettes
Short StoryUne histoire épique, pleine de suspens et... très courte. Et bien sûr, pas sérieuse.