S'il y a bien une chose que je ne pensais pas voir changer un jour, c'est bien la monotonie du lundi matin. On arrive au travail, on ouvre les fenêtres pour évacuer l'air malsain qui a stagné tout le week end, on regarde quelques instants par la fenêtre avec un air nostalgique. Puis on se retourne, on allume son PC et en avant la musique.
Mais pas cette fois. Non. Cette fois, on ouvre la fenêtre, et on a une douleur intestinale qui ne laisse pas de place au doute: un dragon vient de se manifester, un cracheur de feu, à n'en point douter.
J'esquive royalement les collègues qui arrivent en leur lançant un bonjour collectif, et je m'engouffre sans attendre dans la salle de combat. On se met en condition, on prend une position confortable et on entame la lutte. Celle ci s'avère moins rude que prévu, tout (se) passe bien, sans encombre, sans anicroche. Quelques feuilles de papier toilettes plus tard, je me retourne. Un détail attire mon attention: le dragon est là, je le sais, je le sens, mais il se dissimule sous les feuilles. Impossible de voir ce qu'il prépare.
Sans crier gare, je donne l'assaut. Des trombes d'eau hurlante jaillissent de nulle part, s'écrasent sur les parois et étouffent le dragon dans un tumulte fracassant. Un dernier regard au fond de la cuvette pour m'assurer que l'ordre naturel des choses a été respecté. Parfait.
Je me penche pour attraper mon pantalon. Et là, surprise. Le dragon est là, au fond des toilettes, tapi dans l'ombre, trahi par ses yeux perçant qui lorgnent sur ma jugulaire. Je recule, j'enfile rapidement mon pantalon et me colle à la porte des toilettes. Je frissonne d'effroi. Un cracheur de feu qui a le don de camouflage. Un ennemi hors de portée.
Je me jette en hurlant sur le bouton de la chasse d'eau, et je reste appuyé pour augmenter la puissance de l'attaque. Le tourbillon est violent, la mousse trouble le fond du chiotte, impossible de voir si l'attaque est efficace ou pas. Mais je ne perd pas espoir, ce dragon est puissant, mais là quand même... Ça y est, le reservoir est vide. Le long sifflement de l'eau qui remplit le reservoir dissimule le bruit de mes déplacements. L'eau n'est plus trouble. Je me penche.
Plus rien. Quel soulagement. J'ai bien cru que j'allais devoir... Non, je ne... Mais non!
Il pointe lentement son nez vers la sortie. Malheureusement pour lui, j'ai déjà empoigné la brosse, et je lui assène un coup violent à la tête. Mais c'est sans compter sur la ténacité de la bête. Son corps se raidit, il se débat en utilisant la force de l'eau, il est sur le point de happer mon bras pour m'entrainer vers les ténèbres. Dans un ultime effort, je l'extirpe hors de l'eau. Là, il fait moins le fier. Sûr de moi, je m'acharne en le déchirant, je le taille en pièces, l'écrase, le martyrise avec un rictus de satisfaction proche du sourire sadique. Il agonise en glissant lentement vers l'eau. Le coup de grâce est inéluctable, la fin est proche.
Je tire une nouvelle fois la chasse, l'eau trouble prend la couleur de la bête pour dissimuler sa fuite. Mission accomplie? Je ne sais pas. Une deuxième salve ne me parait pas de trop devant la robustesse de l'ennemi, je m'applique à faire les choses bien, par respect pour l'adversaire. L'eau est limpide, le fond est vide. Enfin!
Je tire une dernière fois la chasse pour assainir la brosse qui m'a servi d'arme et qui porte encore les stigmates du combat. Je tourne la brosse pour profiter de la puissance du tourbillon. Et là, l'effroi. L'horreur. Le frisson de la honte parcourt ma colonne vertébrale et me paralyse.
Il est là. Et ses yeux vigoureux n'ont rien perdu de leur éclat. Je tente le tout pour le tout: je tire la chasse en utilisant la brosse pour faire tournoyer l'eau, créant artificiellement un vortex plus puissant pour engloutir le monstre. Peine perdue. Je ferme le clapet et la lunette des toilettes et je tire la chasse, dans l'espoir candide d'augmenter la puissance d'aspiration. Quelle naïveté. Tout cela s'avère inopérant, me voila face à mon incompétence, à mon impuissance devant bien plus fort que moi.
Que faire? M'excuser? Me repentir? Le prendre comme Maitre pour suivre son enseignement sur la voie de la Puissance? Non. J'ai honte. Je m'éclipse après m'être respectueusement incliné pour saluer mon adversaire, il fait de même, péniblement. L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais c'est sans compter sur la formidable détermination des Dragons.
En effet, quelques heures plus tard, j'entend mes collègues parler d'une chose qui les a violemment attaqué dans les toilettes. L'un d'eux semble s'enorgueillir d'avoir terrassé la bête dans un lutte acharnée. Excellente nouvelle, car le deshonneur m'empêchait d'aller soulager ma vessie en présence de ce puissant ennemi.
Je pars donc confiant vers les toilettes, et me présente braguette ouverte face aux toilettes. Je remarque alors que l'eau est trouble, et le calme apparent de la surface me parait suspect. Dans le doute, j'oriente lentement mon tir, jusqu'à effleurer la lisière de l'eau. Pas de réaction. Je vise violemment et bruyamment le bol des latrines, et je le vois. Il est tapi au fond, tel un ninja sur le point de bondir. Pris de panique, je tire la chasse sans même attendre d'avoir fini de vidanger ma vessie. L'eau s'éclaircit, il n'est plus là. Une silhouette se dessine au fur et à mesure que l'eau retrouve son calme... Ah... Mon Dieu, mais qu'ai je donc fait? Comment fait-il pour survivre à chaque fois?
Pour la première fois de ma vie, j'ai failli abandonner devant mon incapacité à aller au bout des choses. Les larmes aux yeux, j'attrape machinalement une feuille de papier, j'essuie la dernière goutte d'urine et je jette le papier dans la cuvette avant de tirer la chasse. A ma grande surprise, dans un cri strident et déchirant, au milieu des sanglots de la chasse d'eau et du Monde Aquatique en émoi, je vois le monstre happé par une ultime vague et disparaitre dans le néant.
Sans même m'en rendre compte, je lève le poing au ciel, tel un boxeur vainqueur par KO à la suite d'un coup chanceux, et je m'effondre en larmes. Harrassé par cette bataille qui se sera éternisée, il est fort probable que je me couche plus tôt ce soir. Et je ne manquerai pas de prier pour le salut de ton âme, Ô Dragon des Ténèbres.
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Le Dragon des Toilettes
Cerita PendekUne histoire épique, pleine de suspens et... très courte. Et bien sûr, pas sérieuse.