d e u x

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Tu aperçois Justine en train de soupirer au moment où le réfectoire et les élèves disparaissent. Tu as agi par réflexe et tu as conscience que ce n'est pas bien.

Tu attends dans un espace blanc sans consistance qui t'est inhabituel. Fronces les sourcils. Normalement, tu devrais déjà être revenue.

Mais au lieu d'atterrir à ta place dans le réfectoire, tu te retrouves attirée en arrière et tu hurles.

Tu as l'impression de tomber pendant des heures jusqu'à ce que tu atterrisses dans une grande pièce aux murs entièrement constitués de miroirs. Tu tournes sur toi-même et tes autres toi reflétés à l'infini t'imitent. Tu fixes dans la glace ton reflet, avec tes longs cheveux frisés, ta peau noire et tes yeux bruns foncés. Tu n'es pas vilaine, alors pourquoi cette peur panique de lui parler ? De quoi as-tu peur ? Il n'est certainement pas le type de mecs qui te rejetterait pour tes origines africaines, alors quoi ? Cette fichue timidité, cette phobie du rejet, de se prendre un gros vent, cette paralysie totale de ton cerveau quand il passe à côté de toi ? Justine trouve ça romantique : elle dit que ça prouve que tu es vraiment amoureuse. Toi, tu trouves ça plutôt agaçant, cette sensation de ne rien contrôler et de passer pour une idiote sempiternelle faute de neurones en état de marche.

Tout à coup, un des miroirs pivote brusquement sur lui-même et une tête que tu connais bien apparaît.

- Ah, Mae. Entre donc ! s'exclame M. Muller, le père de Justine, et accessoirement le directeur de l'agence Neverseen.

Tu te dépêches de le suivre et tu arrives dans son bureau, une impeccable pièce spacieuse et moderne.

Il t'indique la chaise en face de toi et tu t'y assieds, le ventre noué par le stress.

- Mae, il va falloir qu'on discute, soupire-t-il.

Tu te dandines sur ton siège, mal à l'aise.

- Je sais, Justine m'en a parlé... Je suis désolée.

- Ça ne suffit pas, Mae. Tu te rends compte que tu deviens dépendante de ton Alibi ?

Tu baisses la tête, honteuse. Oui, tu t'en es rendue compte. Oui, ça te fait peur, ta facilité à appuyer sur le bouton de ta montre à gousset - aussi appelée Alibi chez Neverseen, qui fournit à chaque client un objet différent, principalement un accessoire.

- Mae, tu te rappelles du principe de mon entreprise secrète, Neverseen ?

Bien sûr que tu t'en rappelles. Comment oublier le jour où Justine, cette fille que tu connaissais depuis quelques mois à peine et avec qui tu te liais déjà d'amitié, t'a glissé deux mots sur l'entreprise de son père, Nerverseen, qui, selon elle « pourrait t'aider à prendre confiance en toi », apparemment de façon révolutionnaire et efficace. Tu n'en avais alors jamais entendu parler - tu pensais que c'était une sorte de club avec divers exercices, quelque chose dans ce goût-là... Mais jamais tu ne t'étais attendue à ça.

- Quand je l'ai créée il y a maintenant six ans, je venais de découvrir un secret révolutionnaire : la chronokinésie. Comment réussir à altérer le cours du temps. Cette histoire me terrifiait et me fascinait en même temps. Je détenais un immense pouvoir entre mes mains, qui pouvait changer la face du monde à tout jamais, voire le plonger dans le chaos. Toute ma vie, j'avais été encombré par un fléau monstre : la timidité. Et là, je sentais que j'avais un moyen de changer les choses pour les gens comme moi - à petite échelle, certes, mais moi qui en étais malade, je savais que c'était utile. Qui n'a jamais rêvé à un moment particulièrement gênant de disparaître ou d'altérer le passé ? C'est maintenant possible avec Neverseen. Réservée à des particuliers, cette expérience permet de prêter un Alibi, un accessoire d'apparence quelconque, au client choisi avec soin parmi les grands timides, permettant de lui donner confiance en lui : quand il sera en moment de grande gêne, il pourra l'utiliser pour remonter le temps de cinq minutes et éviter l'instant redouté, ni vu ni connu. Le but est qu'au fur et à mesure, il prenne suffisamment confiance en lui pour penser que ce n'est pas uniquement grâce à son Alibi qu'il arrive à s'en sortir, mais qu'il a en lui les ressources nécessaires pour y arriver. Pour finir par s'en détacher complètement et nous le rendre.

M. Muller marque une pause, replonge ses yeux dans les tiens.

- Tous les résultats ont été positifs - sans exception jusqu'à aujourd'hui. Mae, notre thérapie fonctionne au sens inverse chez toi : plus tu l'utilises, plus tu comprends que ton Alibi t'est indispensable. Ce n'est pas le cas.

Tu baisses la tête vers tes mains jointes, incapable de supporter plus longtemps les yeux perçants du directeur, identiques à ceux de Justine.

- J'essaie, tu souffles. Je suis désolée, j'essaie de toutes mes forces, mais je n'y arrive pas.

- Tu as utilisé ton Alibi cinq fois ces trois dernières semaines. Cinq, c'est énorme ! Tu exploses nos statistiques et c'est loin d'être quelque chose de bien. Je n'arrive pas à l'expliquer.

- Je vous jure que je vais redoubler d'efforts !

- Ce n'est pas suffisant, pas dans ton cas. Je suis désolé, Mae, mais je te pose un ultimatum. Si tu continues comme ça encore, je te retire ton Alibi.

- Mais c'est impossible ! Je n'y arriverai jamais sans.

Il soupire.

- Je ne le fais pas de gaieté de cœur, crois-moi. Mais la première règle de Neverseen est dans son nom. Personne ne doit en entendre parler - la chronokinésie est bien trop dangereuse. Un geste discret de temps en temps, les gens oublient aussitôt en remontant le temps ; seuls des clients peuvent se reconnaître entre eux s'ils sont observateurs. Mais si tu continues comme ça, quelqu'un de plus futé va finir par s'en apercevoir, et là, je suis fichu. C'est cette épée de Damoclès au-dessus de nos têtes à tous qui n'est plus possible, Mae. Je ne peux pas prendre le risque de plonger le monde dans le chaos pour toi - et j'en suis sincèrement désolé.

- Mais... Comment... Qu'est-ce que... ?

Ta main se resserre autour de ta montre à gousset et tu sens ton menton trembler. Ton hypersensibilité, un autre fléau que tu essayes de contrôler.

- Il existe une autre solution, qui règlerait peut-être le problème - le pourquoi du comment tu fais un usage immodéré de ton Alibi -, mais tu vas devoir repasser le Test.

Tu grimaces. Le Test est un scan cérébral de dernière technologie qui peut directement analyser ton caractère, tes souvenirs et même tes sentiments aux égards de telle et telle personne. Cependant, tu ne t'inquiètes pas plus que ça. La dernière fois, c'était juste une heure durant laquelle tu étais reliée à tout un tas de diodes et le père de Justine avait promis de respecter ton intimité en ne te faisant qu'un Test partiel qui ne dévoilerait pas la partie « sentiments ».

- Un Test complet, cette fois-ci, ajoute-t-il cependant.

- Non..., tu souffles.

- Excuse-moi Mae...

- Mais vous n'avez pas le droit ! Ce sont mes sentiments !

- Si, et j'en suis désolé. Tu as signé un contrat stipulant qu'en cas de problèmes menaçant la sécurité de mon agence, je pouvais prendre les mesures nécessaires et règlementaires.

- Mais... Pourquoi mes sentiments ? Pourquoi ne pas refaire un Test partiel ?

- Parce que j'ai toutes les raisons de penser que le problème vient de tes sentiments, cette fois.

Tu baisses la tête et tu sens la rougeur consumer tes joues. Comment vas-tu faire, maintenant ?

- Je te recontacteraidans quelques jours pour le Test, conclut-il.

La Montre à GoussetOù les histoires vivent. Découvrez maintenant