Le livre de la vérité 1
Un voyage de mille lieues
Qu'est-ce qui fait l'essence d'un homme ? S'agit-il de ses rêves, ses aspirations, ses désirs les plus secrets, enfouis dans les replis de son âme ? Ou bien faut-il se fier à ses actes, aux principes qui régissent sa vie, aux choix qui le guident sur le chemin tortueux du destin ?
Sur quoi peut-il encore se reposer lorsque tout s'achève, que tout est dit et qu'il ne reste plus qu'à attendre que la mort s'approche, dans un claquement d'os grinçants, en visiteur redouté dont on connaissait pourtant la venue ? Peut-il compter sur les cendres de ses joies, les lambeaux de ses rêves, les fragments de souvenirs épars dont il réinvente sans cesse les chaînons manquants, perdus depuis longtemps dans les brumes de l'oubli ?
Que reste-t-il quand tout n'est plus que poussière, quand les volontés se sont éteintes, quand tout est vain et qu'il abandonne derrière lui ses espoirs déçus, ses désirs inassouvis, ses regrets éternels ? Quand le rêve qu'il croyait tenir se retourne contre lui pour plonger en son sein et le dévorer ? Quand les dieux facétieux lui offrent ce en quoi il a toujours aspiré, pour se moquer de lui ?
Que subsiste-t-il de l'essence d'un homme ? Quelle trace dépose-t-il dans le cycle infini de l'histoire humaine ? Un souvenir chéri dans un cœur aimant ? L'empreinte de sa main sur la face du monde ? Des légendes colportées par les bardes ? Une histoire contée au coin du feu, qui fait briller les yeux des enfants ?
J'ignore les réponses à ces questions qui ravagent l'humanité depuis la nuit des temps. Je ne suis pas poète, pour manier les mots avec verve. Ma main est plus habile à l'épée qu'à la plume. Ces questions, je te les livre, sans réponse, telles qu'elles me hantent.
Ma vie m'échappe, bribe après bribe, souffle après souffle, comme un écheveau de laine trop vieux qui s'effiloche, sans qu'aucun nœud ne puisse l'enrayer.
Bientôt, je ne serai plus.
J'imaginais bien autre chose que cette lente agonie. Je croyais finir en apothéose, le cœur vibrant et le défi aux lèvres. Le sort en a voulu autrement. Avec la lucidité qui me reste, je veux tracer les circonstances qui m'ont conduit, vaincu, à attendre la fin comme un vieillard moribond. Je veux peindre sur ces fragiles lamelles de bambou tous les événements dans leur vérité crue, pour que rien ne se perde, rien ne s'oublie... pour que demeurent à jamais inscrits les actes des cinq, pour que tu saches ce dont ils sont capables, jusqu'à la trahison finale, la plus amère et la plus terrible d'entre toutes.
Tout a débuté dans une taverne de Línzı̄, au royaume de Qí, car « un voyage de mille lieues commence toujours par un premier pas »... [1]
* * *
Je regardais l'épée. J'admirais ses gravures ciselées, son tranchant aussi fin qu'un cheveu de nymphe céleste. Je peux encore sentir son poids dans ma main, son équilibre parfait. Un simple prolongement de mon propre bras. Avec elle, le combat devient danse, poème, communion avec l'harmonie du yı̄n et du yáng, dénué de toute violence, dont l'issue s'inscrit dans le grand cycle du monde.
J'avais creusé toute la distance possible entre elle et son ancien propriétaire, et ce voyage m'avait conduit jusqu'à ces nattes crasseuses de graisse de porc et d'alcool de sorgho, dans la taverne de la Grue Céleste.
En cette année 858 naissante, au cœur de la plus peuplée des villes du Zhōngguó, j'espérais me fondre dans l'anonymat de la foule. Hélas ! Si ici les étrangers n'attirent pas le regard, ils sont bien plus souvent équipés d'un pinceau et de lamelles de bambous que d'une épée et d'une armure de cuir. Ma tenue me valut immédiatement le qualificatif de dàxiá [2] et une foule de questions avides sur mes exploits. J'aurais pu me sentir honoré si je n'avais consacré la moitié de mon temps à refuser d'enseigner l'art du combat à des loqueteux au passé douteux, et l'autre à rejeter les offres d'emploi des riches notables. Je n'avais nulle envie de m'encombrer d'un apprenti et aucune intention de m'inféoder à un quelconque maître.
VOUS LISEZ
[Sous contrat] Les 5 soldats de bambou [T1 : Lumière Éternelle]
FantasyIls étaient sept. Ils avaient sauvé le Royaume. Les poètes chantaient leurs exploits aux confins du Zhōngguó, des steppes des hauts-plateaux jusqu'aux plaines baignées de rizières, des hauts pics enneigés jusqu'aux rivages d'ardoise de la mer Jaune...