[Ch02] En souvenir du bon vieux temps (1/2)

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Chapitre 2

En souvenir du bon vieux temps


Devant les portes du palais, Cíqiǎo observe ses quatre compagnons. Des bulles d'un passé révolu remontent à la surface et éclosent en mélancolie douce-amère.

Elle n'a maintenu de contact sérieux qu'avec Hǔníng, au travers de lettres sporadiques échangées entre leurs trop rares rencontres. Son regard se perd dans les fils gris de la barbe avec une bouffée de tendresse. En quelque sorte, la vie de l'ancien guerrier reconverti en cuisinier a suivi des méandres semblables aux siens. Leur mariage respectif, puis la naissance des enfants ont servi de point d'accroche.

Il lui arrive également de croiser Měifèng en ville. Elle loge au Jardin des Dix Mille Plaisirs, l'un des établissements les plus réputés de Línzı̄. Avec un pincement de honte, Cíqiǎo se rend compte que toutes deux n'ont pas dû s'adresser plus de vingt mots depuis que la courtisane s'y est installée. Il n'aurait pas été correct, en tant que femme mariée, qu'elle la fréquente ouvertement.

Son attention glisse vers la coiffe bleue du magistrat avec une réminiscence de fierté. Après leurs aventures, Zhúgāng a passé quelques années à Línzı̄ ; elle l'a aidé à préparer le sélectif concours du ministère de la Justice. Ils étaient proches à cette époque, unis autour de ce but prestigieux. Cependant, depuis qu'il est retourné dans son district natal, ils se sont perdus de vue. Son caractère revêche n'a pas l'air de s'être amélioré.

Quant à Tāo, elle n'avait pas croisé ses cheveux hirsutes plantés de coquillages depuis plus de vingt ans ! Cíqiǎo amorce un sourire ému. La philosophie rustique du marin, semée de chéngyǔ [1], lui aurait presque manqué.

Après le couronnement de Qílóng sous les traits de Tián Jiàn, le temps et la distance se sont chargés de les séparer, sans compter l'envie commune d'enterrer les événements, d'oublier leurs peines et de laisser les plaies à vif cicatriser. À les voir réunis, elle éprouve l'impression dérangeante d'avoir été projetée vingt-quatre ans dans le passé, comme si toute sa vie paisible aux côtés de Quán Ān avait été balayée d'un seul coup d'éventail. Une menace diffuse pèse sur ses épaules et elle resserre son col doublé. Sont-ce les fantômes d'une vieille bataille ou les paroles de Lumière Éternelle ?

En flagrant contraste avec son humeur, l'ambiance est à la fête dans les rues avoisinantes. De parfaits inconnus se saluent avec le sourire. Les étudiants ont reçu congé pour la journée. Ce soir, les habitants trinqueront à la santé du roi et de sa jeunesse éternelle, danseront autour des effigies des sept héros et brûleront des représentations du sorcier. Combien parmi eux se rappellent ces heures noires ? Certains n'étaient même pas nés à cette époque, ou trop jeunes pour en garder des souvenirs. Ils ne voient dans cette célébration qu'une occasion de s'amuser.

Cíqiǎo a toujours fui les festivités de cette journée qui lui rappellent douloureusement une perte bien trop personnelle. Elle a besoin d'une distraction pour s'occuper l'esprit et Lumière Éternelle vient de lui fournir un mystère à résoudre. Elle n'a jamais su résister au défi d'une bonne énigme.

— Si nous allions rendre une petite visite de courtoisie à ce juge de quartier ? lance-t-elle d'un ton faussement enjoué.

Sa proposition lui attire la grimace torve de Zhúgāng, un haussement d'épaules tintinnabulant de Tāo et les yeux ronds de Měifèng sous un papillonnement de longs cils ; seul Hǔníng la gratifie d'un sourire compréhensif.

— Maintenant ? s'exclame la courtisane. Tu veux aller mettre ton nez dans cette histoire morbide, maintenant ?

— Et pourquoi pas ? L'heure du singe [2] ne fait que commencer. Nous avons un peu de temps avant la nuit et l'ouverture des festivités. Ne me dis pas que tu as l'intention de danser autour d'un feu de joie aujourd'hui, je ne te croirai pas.

[Sous contrat] Les 5 soldats de bambou [T1 : Lumière Éternelle]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant