Chapitre 7 - La sirène (partie 1)

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Lady Tremaine ne m'épargna guère. Lavage du linge, récurage de l'argenterie, dépoussièrage des tapisseries et reprise des robes. Mais elle m'assena le coup de grâce en m'interdisant de participer à la fête du village, moi qui me réjouissais d'y aller. Dans de telles circonstances pendant lesquelles elle ne manquait pas de démontrer sa capacité à piétiner et détruire les rêves de chacun, je me réfugiais dans la forêt, dans une partie inconnue de tous, mon petit jardin secret : derrière un rideau de lianes, une source se déversait dans un étang au bord duquel fleurissaient d'épaix bulbes de jacinthes bleus et où des saules pleureurs caressaient les pétales des nénuphars. D'ordinaire, l'eau ne m'inspirait guère confiance et je m'en tenais éloignée le plus possible. Cependant, et je ne me l'expliquais pas, c'était le seul endroit où celle-ci m'étais moins redoutable quoique je ne me risquais toujours pas à m'y baigner. De fait, c'était du haut d'une branche que je pouvais le mieux réfléchir. Dans cet havre, le temps semblait ralentir sa course et m'accorder quelques moments de répit, loin des injustices et des moqueries. Toutefois, le ciel avait désormais revêtu son manteau pourpre parsemé d'étoiles scintillantes et il était trop tard pour s'aventurer dans les bois.

Du haut de ma tour, j'observais alors notre domaine, à l'orée de la futaie. Ce monde plein de vie le jour, qui résonnait du chant des oiseaux et vibrait du vol coloré des papillons, s'était paisiblement endormi. Les fleurs s'étaient repliées sur elles-mêmes et préparaient leurs corolles pour le lendemain. Les abeilles s'étaient retirées dans leurs ruches, tandis que les animaux nocturnes et autres insectes sortaient de leurs tanières et rampaient sur la terre. Le ruisseau, insensible aux années, continuait sa course vers la mer et son murmure sonnait comme une douce mélodie à mes oreilles. Des taches de lumière brillaient de-ci de-là, pareilles à des feux follets : des lucioles qui illuminaient la scène d'un joli éclat doré, créant une frontière entre la pénombre et le silence de ma chambre. Je m'imaginais voir ce tableau nocturne hors de mon corps, flottant dans l'air parmi les chauves-souris et les chouettes. 

La lune me salua de son demi-sourire avant que je ne referme la fenêtre. Engourdis d'être trop restés accoudés à la rambarde, mes muscles acceptèrent avec soulagement que je m'allonge sur mon lit, rien qu'une piètre paillasse. 
Aménagée assez sobrement, la pièce circulaire n'avait comme locataires qu'un sommier, une armoire maigrement remplie, une étagère et une table sur laquelle reposait ma fidèle machine à coudre soutenue de fils et d'aiguilles. Pas grand chose contrairement à tout ce que recelait les chambres de Drizella et Anastasia.

Je tournai à nouveau mes yeux vers la faune et la flore assoupie et la contemplai jusqu'à sombrer dans un sommeil hanté de voiles colorés déchirés par un chevalier de boue. 

                                                                               ***

A l'ombre des grands hêtres, assise sur un tronc abandonné tout en mangeant ma miche de pain, je me sentais calme et apaisée. Je ne pouvais m'empêcher de comparer mon esprit à la surface tranquille d'un lac, sans aucune ride venant la troubler. La lumière, filtrée par les hautes branches, adoucissait les couleurs printanières des arbres. De même que la veille, le bruissement des campagnols et mulots cachés dans les herbes ainsi que le souffle du vent qui effleurait ma nuque contribuaient à mon état de sérénité et semblaient vouloir me réconforter après les nouvelles désillusions provoquées par Lady Tremaine. Je m'étais arrêtée un moment afin de rassasier mon estomac, grondant comme un troupeau de boeufs en liberté. 

Je m'étais levée de bonne heure, décidée à m'acquitter au plus vite de toutes mes tâches. Comme chaque matin, j'apportai le petit-déjeuner à ma belle-famille mais, au moment de quitter la chambre de Lady Tremaine, celle-ci me retint.

"Cendrillon ? Te rappelles-tu l'autre jour, lorsque nous avons vu ce magnifique champ de fleurs sauvages, près de la grande arche ? Je pense que quelques guirlandes de ces fleurs apporteraient un peu de vie et de gaieté à cette demeure bien triste et dépourvue de couleurs. Je veux donc que tu ailles en cueillir et que la maison soit entièrement décorée à notre retour. Bien évidemment, il faut que tu aies aussi terminé tout ce que tu as à faire, termina-t-elle en regardant ses ongles, alors qu'un sourire mauvais étirait ses lèvres fines."

Cet ordre avait suffi à perturber tous mes plans de la journée. En effet, j'avais bien l'intention de me rendre au village dans l'après-midi, sous couvert de l'anonymat. Naturellement, pas pour participer au concours mais simplement pour observer défiler toutes les jolies jeunes filles et admirer leurs robes. Le combat des chevaliers m'avait aussi l'air assez excitant.

Ainsi, je me retrouvais dans la forêt avec pour seule compagnie mon panier en osier et mon chapeau de paille, avec comme seule réconfortation la certitude de ne pas recroiser le guerrier coléreux. 

Ayant emballé et mis de côté le reste de mon repas frugal, je me remis à marcher.
Le sentier qui serpentait devant moi se révéla être d'un ennui mortel. L'ayant déjà suivi pendant trop longtemps à mon goût, je décidai de changer de trajectoire et d'emprunter la voie des airs, beaucoup plus amusante que celle terrestre. Aussitôt ragaillardie, j'accrochai mon panier dans mon dos et cherchai un endroit propice pour grimper dans les arbres. J'escaladai une légère éminence et montai dans un grand tilleul qui présentait une multitude de prises. Une fois stabilisée, à mi-hauteur du sol, je pus enfin commencer la partie la plus divertissante : sauter d'arbre en arbre et me balancer de branche en branche, tel un petit singe.

Depuis toute petite, j'aimais être dans les hauteurs et abandonner la terre pour un bref instant. La sensation du vent contre mon visage, l'air tourbillonant autour de moi, l'impression vertigineuse d'être au-dessus de tout et que rien ne pouvait m'atteindre, tout cela créait un parfum enivrant auquel j'avais rarement l'occasion de goûter mais qui, une fois consommé, entraînait un bien-être tel que je ne voulais plus jamais quitter les arbres.

A cette vitesse, bien plus rapide que lorsque je marchais, les branches s'empressèrent de s'écarter pour dévoiler un pan de paysage bleu azur. En contrebas, le sol se teintait de doré, le brun de la terre laissant place aux grains de sable qui glissaient dans l'eau. La large baie, en demi-cercle et délimitée par la forêt, passait sous l'arche de la grande falaise - un mur de pierre tellement haut qu'il touchait le ciel et que les nuages s'y accrochaient - et s'ouvrait au vaste océan. Ses cavités protégeaient et servaient de nids aux nombreuses familles d'oiseaux marins. Le cri des mouettes rivalisait avec le roulement des vagues qui déferlaient sur les rochers proches du rivage. Habituellement, une ou deux otaries se prélassaient au soleil mais aujourd'hui, la créature qui profitait de ses rayons n'avait rien à voir avec ces animaux aquatiques. Celle-ci partageait davantage de traits avec les hommes. Par ces longs cheveux écarlates qui ondulaient sous l'effet de la légère brise et son bustier, élaboré à partir de coquillages, elle avait tout l'air d'un être humain jusqu'à la taille où ses jambes fondaient en une seule nageoire.

La sirène de minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant