Chapitre 1 - Monsieur Sébastien

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Le vent caressait mes joues et faisait voler mes longs cheveux, rafraîchissant au passage ma nuque brûlante due au soleil déjà chaud de cette fin de matinée. Perchée du haut de mon arbre, j'observais le paysage vert émeraude à couper le souffle qui s'étalait devant moi. Une étendue de grands feuillus et de conifères clairsemée de maisonnettes qui ne s'arrêtait que quelques lieues plus loin, là où une falaise abrupte la séparait de la mer et du ciel lesquels ne faisaient plus qu'un.
Des oiseaux aux plumes colorées passaient devant moi et je me pris à me demander que ressentirais-je si je pouvais m'envoler, partir loin d'ici pour découvrir le vaste monde et ses contrées en quelques battements d'ailes.

Malheureusement, seule ma pensée voyagea avec les perroquets : je me contentai de les suivre du regard et d'admirer leur ballet enivrant qu'ils étaient en train de créer, voyant de toutes parts des tâches bleues, jaunes et rouges qui se succédaient sans cesse. Mais mon corps, lui bien réel, souhaitant pourtant accompagner mon esprit, resta à la cime du sapin où la voix de la raison me fit remarquer que je me trouvais à une bonne vingtaine de mètres du sol. Cela me ramena bien vite à la réalité, me sortant de ma rêverie et de ma contemplation de ce lieu magnifique. Des voix nasillardes aidèrent aussi à ce retour brutal, ne cessant de crier "Cendrillon".

Désirant profiter autant que possible de cet instant de calme, je regardai encore un peu le panorama qui s'offrait à moi avant de descendre de l'arbre, en sautant de branches en branches comme un petit singe. J'atteris juste en face de Anastasia et Drizella, les détentrices des voix aiguës, ce qui eut pour effet de les faire bondir en arrière et me tirer un sourire en coin que je m'empressai de dissimuler. Les jeunes femmes portaient de longues robes à pois aux couleurs des plus vives - jaune canari pour l'une, fushia pour l'autre -, des tons peu discrets. Des corsages serrés emprisonnaient leurs tailles et je me posais souvent la question de savoir par quel moyen elles tenaient toujours debout. A moins qu'elles n'aient développé la capacité de ne pas respirer ? Qu'elles soient nées ainsi ?

- Alors, ce village ? lâcha Drizella. Tu en as pris du temps, tu es encore plus lente qu'une limace, ma parole !
- Oui, j'ai vu le village. Il n'est plus très loin d'ici.
- Mais elle a encore sûrement rêver et a oublié que nous étions en-bas à l'attendre, dans ce bois boueux ! se joigna sa soeur.

Toujours cette même délicatesse dans les propos de mes belles-soeurs qui les décrivait si bien...

- Mesdemoiselles, je peux comprendre miss Nérina : du temps de ma jeunesse, je venais souvent dans ce bois admirer ce paysage : les champs, l'océan, les animaux, ... dit Monsieur Sébastien pour prendre ma défense. Je peux aussi constater que encore aujourd'hui, cette forêt n'a rien perdu de son charme.

Monsieur Sébastien, palefrenier et cocher, était un homme près de la soixantaine aux longs bras pouvant s'étendre comme des élastiques. Sa manie de toujours porter du rouge - un foulard noué autour du cou, une ceinture, un chapeau à plumes, évidemment de couleur rubis - m'était aussi très familière et une certaine complicité s'était tissée entre nous. Plutôt doux et gentil de caractère, il prenait souvent ma défense face aux jumelles, comme un protecteur veillant sur moi depuis des années. Encore plus maintenant, depuis le départ de Père... Mais je savais aussi que derrière cette façade paisible, se cachait un homme bouillonnant, je l'avais appris à mes dépens. Fut un temps où le palefrenier dirigeait une chorale. Il avait toujours été un bon ami de mon père et m'avait proposé d'en faire partie. Lors d'une représentation où je devais chanter un solo, je n'étais pas venue. Ce soir-là, je n'avais jamais vu monsieur Sébastien aussi énervé.

- Balivernes ! s'écria Anastasia. Je ne vois ici rien d'autre que de grossières plantes. Allez, cocher en route ! J'ai hâte de voir la nouvelle collection de chapeau !
- Moi aussi ! affirma son acolyte, ravie à l'idée de se coiffer d'un couvre-chef dernier cri.

Elles se dirigèrent vers le carrosse, levant haut les pieds et leurs jupes de peur de salir leurs jupons brodés de dentelle, et s'y assirent en claquant la portière au passage.
Le message était clair : je montai sur le siège avant, pris les rênes des mains de Sébastien et fis avancer les chevaux alezans au trot.

Nous arrivâmes au village peu de temps après. Aujourd'hui était jour de marché et celui-ci se prolongeait sur la grand place rectangulaire là où les paysans de la région vendaient leurs productions agricoles ou artisanales. Comme nous étions aux alentours de midi, il y avait énormément de monde et des discussions animées s'entretenaient entre les villageois. Partout, des étals croulant sous le poids des légumes frais, des fruits juteux, des épices, des céréales, des volailles et du gibier se disputaient la place et les vendeurs vantaient haut et fort la qualité et les prix bas de leurs produits. Des marchands exposaient aussi leurs créations que ce soit des sculptures en bois, taillées dans du savon, des colliers en coquillages, des bracelets en pierres précieuses et un peu plus loin, se dressaient les ateliers où des artisans fabriquaient leurs poteries, des ouvriers forgeaient et assemblaient des pièces de métal, des orfèvres les gravaient, des liciers filaient et tissaient afin de concevoir de magnifiques draperies ou des vêtements et des souffleurs travaillaient le verre. Évidemment, les petites boutiques habituelles bâties le long de la rue principale profitait aussi de cette occasion pour déballer les plus beaux atouts de leur marchandise afin d'attirer l'oeil du client.

Je mis les pieds à terre et me précipitai d'aller ouvrir à mesdames. Elles sortirent et se pressèrent aussitôt en direction du seul boutiquier du village à vendre des chapeaux haut de gamme. Monsieur Sébastien et moi déchargâmes l'arrière du fiacre : de gros fagots de bois que nous emmenâmes à notre propre échoppe à la seule force de nos bras. Nous installâmes notre marchandise et rapidement la clientèle vint à notre rencontre.

Lorsque la demande diminua un peu, je m'éclipsai deux minutes, un panier d'osier au bras tout en précisant à Monsieur Sébastien que je m'en allais acheter les quelques ingrédients inscrits sur ma liste de fortune. Je me mis alors en quête de ces éléments : des pommes rouges et juteuses par-ci, des oeufs par-là, encore un pot de sucre et puis du savon à la lavande, sans oublier un poulet et quelques épices cruciales comme du poivre, du cumin, du romarin, ... Après avoir fini mes petites emplettes, je retournai à notre étal de bois dont la marchandise avait diminué de moitié.

- Nérina, je m'en occupe, me dit soudain mon ami en prenant ma place derrière l'étalage alors que je m'apprêtais à tendre de nouvelles bûches à un client. Je me charge de continuer la vente. Vous, allez faire un tour. Vous avez bien mérité d'aller vous promener dans le village. Et puis, il y a longtemps que cela ne vous est plus arrivé. Je m'occupe de tout et interdiction de protester, allez-y !

Après l'avoir chaleureusement remercié, je m'en allai flâner dans les rues et déambuler entre les boutiques. Mes pas me menèrent bien vite devant une boulangerie où l'odeur du pain cuit m'envahit les narines. J'entrai juste à temps pour apercevoir le boulanger sortir du four une fournée de brioches toutes chaudes. Alléchée par l'odeur enchanteresse des petits pains, je plongeai mes mains dans le fond de mes poches et constatai avec ravissement qu'il me restait bien une ou deux piécettes pour m'en offrir un.

Une fois sortie de la boutique et alors que je m'apprêtais à croquer à pleine dents dedans, un passant me bouscula brusquement et me fis lâcher ma pâtisserie qui tomba à terre.

- Au voleur ! Attrapez-le ! cria une voix d'homme.

La sirène de minuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant