seize

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Tout perdre sans jamais s'arrêter, tout perdre pour mieux se retrouver : seul, je n'arriverais à rien mais c'est pourtant comme ça que je suis destiné à persister dans une existence souillée par les pertes, par l'amour infructueux, par la misère en elle-même.

«Je suis sorti de l'usine juste après toi, je pensais te retrouver dehors mais j'avais pas vu que t'étais sorti par l'arrière... J'ai vu de la fumée au loin alors je suis allé voir, j'ai reconnu l'emplacement du garage, j'ai couru jusqu'à là-bas et... J'ai vu un mec chauve se barrer en courant... C'était le Saenchai...»

Assis du côté passager de ma Mercedes, Joshua tente de calmer sa colère en fixant le pare-brise, n'hésitant pas à appuyer sur la compresse remplie de désinfectant positionnée sur sa joue sectionnée afin de sentir le produit pénétrer sa plaie. J'aimerais démarrer mais la peine m'en empêche, la douleur est bien trop forte pour faire quoi que ce soit mais ça finit toujours comme ça ! Je suis faible, faible, faible, une énorme merde incapable qui ne change jamais bien qu'elle aimerait, oui j'aimerais tant ! JaeSun est mort, je n'ai toujours pas été apte à le venger, je n'ai rien fais du tout et voilà que maintenant, un nouveau problème se rajoute à la chorale, Joshua est blessé à cause de moi !

«Je sais même pas pourquoi j'ai fais ça mais je l'ai rattrapé pour le frapper, je l'ai menacé avec le flingue que je garde toujours avec moi et je me suis dis que je pourrais faire d'une pierre deux coups, venger JaeSun et toi sauf qu'il... Il m'a niqué, c'est tout, j'ai même pas été foutu de tirer alors qu'il était devant moi...»

Je fixe l'horizon gêné par les hauts immeubles, j'aurais aimé pouvoir admirer la mer mais non, je ne le mérite pas. Je dois me contenter de ce que j'ai, je dois être reconnaissant envers Dieu qui veut me voir claquer, je dois me laisser dominer par mes émotions quitte à continuer à tout détruire puisque ça ne peut pas être pire que maintenant, impossible !

«–C'était pas à toi de faire ça, et puis déjà, pourquoi tu traînes avec un flingue ?!
–Oublie pas que t'es pas tout seul, et tu le seras jamais.»

Il se tait, observe la vitre en même temps que je démarre enfin, prêt à en finir : je dois le venger aussi, je dois tout faire pour me racheter auprès d'Uranus qui ne brille plus à cause de moi, auprès de Joshua qui perd toujours son temps pour moi, auprès de Vénus que j'ai sûrement blessée tout à l'heure sans réellement le vouloir, auprès de mes parents que j'ai affligé depuis ma naissance mais ce dernier point risque de se régler très vite, trop vite.
Je ne suis pas tout seul grâce à lui mais il aurait simplement dû retrouver l'amour de sa vie indemne, pas la fuir parce que complètement blessé ! 

Je roule pour me sortir de la cité, je sais très bien où se trouve la planque de Saenchai puisque je connais le personnage, et JaeSun m'en avait déjà parlé avant de crever. Alors je passe devant le hall, devant les quelques immeubles dont l'immeuble un complètement noirci par l'incendie passé, je traverse la rue pour m'échapper de cet endroit de merde, passant alors par l'autoroute pour aller plus vite : Joshua ne dit plus rien, admire la route tout en appuyant sur sa blessure, toussote parfois jusqu'à cracher quelques traces de sang sur ses paumes, sourcils froncés jusqu'à toucher ses paupières afin de traduire la haine intense qui émane de lui et qu'il n'avait pas eu depuis ses différends avec Amir, la petite merde qui vit pas loin de la M et avec qui il s'est souvent battu jusqu'au sang auparavant. Je ne dis rien non plus, trop préoccupé par des pensées plurielles axées sur l'abandon, sur ma place misérable au sein de mon propre foyer, sur les multiples vengeances qui ne m'ont jamais menées nulle part, sur Saad qui a fini mort mais dont la trace persiste à travers ma cicatrice qui continue de me faire mal, sur tant de choses ! 

J'arrive près du Détroit, sans réellement l'avoir fait exprès puisque ce chemin est le plus rapide pour nous rendre à la planque du faux thaïlandais. Si Ilyes n'avait pas conseillé à Idriss et JaeSun de s'associer à ce connard, nous n'en serions absolument pas là mais qu'importe ! Joshua observe attentivement les environs, comme s'il cherchait quelqu'un pendant que je ralentis près d'un feu de signalisation, juste au centre du quartier : des immeubles formant un arc de cercle, des gosses courant partout autour des bâtisses cramées à cause des émeutes qui ne s'arrêtent jamais complètement puisque même après une semaine de pause, il y a toujours une vieille âme amoureuse de la misère qui revient pour cramer un truc, pour tirer sur autrui. J'ai envie de descendre ici pour tout casser, pour tuer un petit qui n'a rien demandé, pour faire brûler un immeuble ou qu'importe tant que ça puisse satisfaire l'altérité de mon âme mais je suis là, devant un feu qui ne trouve jamais de fleurs, près d'un Joshua bien trop calme qui ne prend pas le temps de changer de compresse malgré que celle-ci soit blindée de sang.

«Y'a d'autres compresses dans la boite à gants, change moi ce bordel...»

Silence de plomb, j'observe l'entrée d'une épicerie en espérant y voir Chams mais il n'y est pas, il a disparu mais je le retrouverais, c'est certain ! Les âmes en quête d'un imminent danger ne dialoguent plus pour se concentrer, une silhouette sort de cette même épicerie que Joshua guettait aussi : des cheveux crépus camouflés sous des dreads, longue et fine taille ornée d'un survêtement du FC Barcelone, d'une sacoche gucci et surtout, d'un bracelet électronique accroché à la cheville droite. Le visage de Sofiane surgit dans mon esprit, je me souviens de son air apeuré qui me racontait toute la scène à laquelle il venait d'assister, une peur mélangée à une certaine excitation alors qu'à son âge, il ne devrait pas voir ces conneries là ! Sabri avait dix-huit ans lui aussi lorsqu'il a commencé à comprendre le fonctionnement de notre monde de merde et voyez comme il a changé, évolué vers le mal !

"Il ressemblait à une contrefaçon de Travis Scott et quand je l'ai vu, il a d'abord pointé son flingue vers moi avant de se mettre à courir ! Je suis allé voir Parveen, j'ai vu qu'il avait touché son épaule mais j'ai rien pu faire, je me souviens juste de son bracelet électronique au pied..."

Il suffit d'un instant pour tout, absolument tout ruiner et pourquoi?! Par amour, par honneur, j'aurais aimé éviter une telle tragédie mais je n'aurais rien pu faire face à une pulsion si forte : le feu tourne au vert mais personne ne bouge, Joshua laisse tomber sa compresse sanguinolente pour fouiller dans la boite à gants si brutalement qu'il fait tomber la moitié des babioles qui s'y trouvaient, je tente de lui reprendre le sachet blanc des mains mais il me repousse, s'empresse de prendre l'arme à feu qui y trônait et, baissant la vitre avec empressement par peur de le perdre de vue, en même temps que les gens klaxonnent derrière moi et me forcent à avancer, Joshua ne prend pas le temps de viser correctement : il tire.

Une fois, deux fois, trois fois.

Pluie de flammes, je l'empêche de continuer en reprenant l'arme mais il est trop tard, le corps du type ayant tenté d'éliminer Parveen s'écroule sur le bitume humide de son quartier, tué par mon binome qui ne dit rien, qui continue de saigner, qui ne semble en rien soulagé par ce qu'il vient de faire. La haine n'a jamais rien résolu, la vengeance contribue à nous calciner jusqu'au dernier.

Nous n'étions pas venus pour ça, je n'ai jamais voulu qu'il se ruine davantage, j'aurais dû tirer pour lui afin de l'épargner mais quoi ? Mais rien, je reste une merde !

Les klaxons s'arrêtent, je démarre le plus vite possible afin d'éviter quelconque regard qui reconnaîtrait nos visages pour nous balancer. Silence pesant, la douleur continue d'augmenter, me faisant penser à la pire souffrance jamais ressentie à chaque fois alors qu'elle augmente encore et encore et encore et...

«–T'ES DANS LA MERDE PUTAIN ! POURQUOI T'AS TIRÉ, À QUOI ÇA VA TE MENER SI CE N'EST A UNE MISÈRE ENCORE PLUS IMPORTANTE ! ELLE EST MÊME PAS MORTE, T'AURAIS MIEUX FAIT D'OUBLIER !
–Amène-moi chez Saenchai.»

Sa main tremblante ne le calme pas, je freine sec en plein milieu de la route pour tenter de le raisonner : les secondes défilent, JaeSun ne reviendra pas, Joshua se laisse dominer par des émotions que je ne lui soupçonnais pas mais qui le mènent à une perte imminente ! Il se ruine de la même manière que je le fais mais ne semble pas émerger de sa haine, je ne peux pas le laisser continuer !

«–ARRÊTE TES CONNERIES, ON RENTRE ! Réveille-toi, t'es en train de te tuer tout seul, t'as tiré sur un mec, tu veux faire quoi de plus ?! Tu veux qu'on crève à deux ?! J'ai pas besoin que tu m'accompagnes dans ma descente, tu vas rien faire du tout, je te ramène chez toi.
–Amène-moi chez lui, je t'ai dis que tu ne seras jamais seul.»

Silence assourdissant, une telle puissance entre deux êtres ne devrait pas être permise et pourtant, me voilà à le fixer en quête de réponses, espérant qu'il se reprenne en main et lui, le voilà a s'imprégner de l'arme en la serrant fortement, les doigts tremblants, la mâchoire serrée : la haine à profusion entre deux âmes qui voulaient seulement vivre, se ranger.

Regard braqué sur l'horizon grisâtre, j'aurais aimé ne pas y voir les murs des geôles en émaner.

ALTÉRITÉOù les histoires vivent. Découvrez maintenant