Un instant, le silence parvient à se faire entendre. Seule crachote la petite télévision juchée sur le vieux foyer condamné du logement. Dehors, les quelques rares oiseaux encore présents gazouillent entre les moteurs épars de la ville.
Un instant seulement. Ensuite reprend la playlist hurlante du téléphone. Believer d'Imagine Dragons beugle depuis l'enceinte et je me relève, à bout de souffle. Contrairement à Dan Reynolds, j'en suis arrivée à un point où je ne pense plus que les erreurs me permettront d'apprendre et d'avancer – surtout quand il ne s'agit pas des miennes.
Le dernier message de François date d'une trentaine de minutes à peine. Faire du sport réduit le stress et libère des états d'âme, qu'ils disaient. Tu parles ! Son explication, après un an d'une relation que j'espérais enfin sérieuse, me reste en travers de la gorge comme ces mauvais relents de soupe aux légumes que ma tante me préparait pendant ses heures de garde. « Tu ne peux pas comprendre, Charlie. Elle et moi, on est faits l'un pour l'autre. C'était le destin. » Il serait tombé amoureux de ma propre cousine pendant ma pendaison de crémaillère, non mais vous y croyez ?
Naturellement, je me suis avisée de lui répondre avec toute la délicatesse dont je peux faire preuve. En gros, je l'ai traité d'enfoiré.
— Tu penses qu'il va porter plainte contre toi ?
Gaël m'observe, une main plongée dans un paquet de chips et les jambes relevées sur le dossier du canapé récupéré l'avant-veille chez un particulier. De temps en temps, il tournicote un fil rouge mal cousu sur l'accoudoir du meuble.
Ah oui, parce que j'ai aussi eu la bonne idée de bousiller sa console et de jeter quelques jeux par la fenêtre. J'imagine déjà l'ambiance des repas de famille. Une folle furieuse, son ex infidèle et la cousine traîtresse à la même table. Maman à ça de faire un AVC en tirant sur la cuisse d'une dinde beaucoup trop cuite.
— Il n'osera pas, rétorqué-je.
La sonnerie de mon portable retentit et interrompt la musique en cours. Je raccroche l'appel entrant.
— Tu devrais au moins répondre à ta mère, lâche Gaël.
Je souffle une boucle rebelle qui traîne sur mon front et pose mon tapis contre le bar. La possibilité d'une convocation devant le juge pour cette histoire de console foutue commence à prendre forme dans mon esprit.
— Pour qu'elle me répète que j'ai encore foiré ? Non, sans façon.
— Bon, alors au moins ouvrir tes volets ?
En guise de refus, j'attrape une poignée de chips et fourre l'ensemble dans ma bouche. Gaël soupire :
— François est un con. Tu crois vraiment qu'il mérite que tu te mettes dans un état pareil ?
— C'est pour moi que je me mets dans un état pareil.
J'en viens à me demander si mes vingt-cinq ans de bourrelets ne sont pas à ranger dans le tiroir des causes désespérées. Même si je me sens à l'aise dans mes rondeurs, il semble évident que n'importe quelle taille de guêpe supplante mon léger embonpoint. Rien que mes frisottis noirs et sauvages ne peuvent rivaliser contre la merveilleuse teinture dorée d'une cousine à moitié albanaise.
C'est à peine si je me rappelle de mon dernier orgasme au lit. François approchait du but, pourtant. Avec deux ou trois ajustements supplémentaires, j'aurais été sûre de grimper aux rideaux.
Putain, les rideaux ! Le sentiment d'avoir oublié quelque chose au magasin hier n'était pas qu'une impression.
— Si ce n'est qu'un problème de frustration sexuelle, je peux m'en charger, lance Gaël sur le ton de la rigolade.
Je cède un sourire. Le premier depuis deux jours. Deux jours à broyer du noir, à défaut d'avoir la colonne vertébrale d'un ancien partenaire à la braguette facile sous la main.
— Occupe-toi d'abord de ta fiancée. On s'est interdit de recoucher ensemble l'année dernière, tu te souviens ?
— Ouais, ouais. Les engagements, quelle plaie.
Dans un geste de résignation, Gaël s'empare de la télécommande et zappe sur une matinale de vente par correspondance. Le trio de poêles en fonte est à prix cassé si vous appelez avant onze heures.
En le regardant basculer ainsi la tête sur le divan, un index en train de jouer avec une mèche de sa tignasse en désordre, je ne peux pas m'empêcher d'étudier sérieusement sa proposition. À l'époque où nous nous suffisions encore – une époque pas si lointaine que ça, à bien y réfléchir –, je me sentais en sécurité, car rien ne présageait que je fréquenterai quelqu'un d'autre pour en ressortir avec le cœur brisé. Avec Gaël, la situation avait le mérite d'être claire et sans équivoque.
— Ça suffit ! s'exclame finalement Gaël. On arrête les frais !
Il se lève et, malgré les protestations virulentes de son hôte – moi –, il pousse les volets pour laisser entrer un rayon de soleil. Je me force à gémir comme un vampire à son contact.
— Tu vas te reprendre. Je vais bientôt devoir rentrer, Maddy n'a pas cours cet après-midi et j'ai prévu de l'accompagner à un atelier de cuisine pour végétariens. (Il continue sa tirade en allant fouiller dans ma commode près du lit.) Et puis entre nous, comment tu comptes garder un mec avec autant de culottes en coton ?
Trente minutes plus tard, je suis habillée et prête pour une nouvelle journée de semi-déprime. J'ai accepté d'enfiler des sous-vêtements en dentelle pour me sentir mieux sous mon gros pull à pompons. Satisfait, Gaël dépose une tasse de café fumante devant moi et un baiser sur ma joue rondouillette.
— Sortir te fera du bien, tu verras. Tu voulais afficher des tracts à ton arrivée, non ?
Lorsqu'il referme la porte d'entrée, le silence s'abat sur moi aussi lourdement qu'une chape de plomb. Je dois me faire une raison : maintenant qu'il est fiancé, je n'ai plus le droit d'accaparer ses congés pour soigner mes déboires sentimentaux.
Gaël représente le seul véritable ami que je possède. Son père, un chasseur bourru et accro aux vacances passées à la montagne, s'approche plus d'une figure parentale que ma propre mère. Même si je ne partage pas cette passion pour les fusils et les abats, j'ai trouvé en lui le substitut au réconfort et aux encouragements perdus auprès des miens. L'annonce de cette rupture me vaudra sûrement une centième leçon de ski dans les massifs alpins. Quand certains se contentent d'ouvrir une bouteille de champagne pour les heureuses nouvelles à fêter, David, lui, voit également dans chaque chagrin d'amour une occasion pour louer un chalet avec sauna et se dépenser sur les pistes rouges.
Prise d'un regain d'énergie à cette pensée, je fourre lesdits tracts dans mon sac et compose le numéro du standard au moment où la sonnette retentit. Gaël doit avoir oublié quelque chose.
J'ouvre la porte. Raté, c'est un coursier.
— Euh, oui, c'est pour quoi ? je m'enquiers en le détaillant de la tête aux pieds.
L'adolescent a des airs de drogué, avec sa silhouette toute dégingandée et les cernes autour de deux paupières avachies par le manque de sommeil. Il me tend un colis en récitant sa phrase de salutation apprise par cœur dans le manuel du parfait petit commis.
— Je n'ai pas...
— Écoutez, l'adresse est la bonne, j'ai pas que ça à foutre de ma journée. Si vous pensez à une erreur, vous signez et vous le renvoyez au service indiqué sur l'étiquette, OK ?
Une tache de graisse cache à moitié l'adresse inscrite le colis : il s'agit de l'appartement 36 du bâtiment, pas du 38. J'essaie de riposter, mais il rengaine déjà son stylo pour repartir vers les escaliers.
Je vais toquer à l'appartement voisin, apprêtée pour aller faire ma prospection. Personne. Une plaque expose les coordonnées d'une agence matrimoniale au-dessus du judas, que je note sur mon carnet : avec un peu de chance, je pourrais déposer quelques échantillons publicitaires dans leurs locaux. La Compagnie de l'Arc, ils appellent ça.
Avant de partir, je m'assure d'avoir bien raccroché le téléphone. Il est maintenant onze heures passées. Tant pis. Les poêles en fonte seront pour une autre fois.
VOUS LISEZ
Le Complexe de Cupidon | ✓ [PUBLIÉ SUR AMAZON]
RomanceDepuis quelques jours, Charlie est au fond du trou. Son activité de wedding planner peine toujours à décoller et son petit ami vient de la quitter pour une autre. Déprimée, Charlie regarde ses rêves d'une vie bien remplie s'envoler depuis son studio...