PARTIE I | Éros

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« Aphrodite a conçu l'amour à son image : beau, parfois difficile à obtenir, mais surtout aussi sulfureux, aussi puissant que l'attirance sexuelle qui lui sert d'engrenage. Hermétique aux usages moraux des sociétés et infiniment plus fort que n'importe quel interdit freudien.

Ainsi l'accorda-t-elle tantôt aux associations maritales, tantôt aux trahisons et à l'infidélité ancillaire, car il s'affranchirait de chaque concept, de chaque leçon d'exemplarité un jour établis par les préceptes de la décence.

Puisque son temps et ses forces ne suffisaient pas au bonheur de tous, elle donna naissance à deux enfants, qu'elle forma selon ses bons principes et envoya sur Terre afin qu'ils l'aident à accomplir ce dur labeur. Éros se chargea de semer la tendresse dans les cœurs humains, Antéros d'y faire éclore la réciprocité des sentiments. Ils poussèrent ainsi les Hommes à l'union, jusqu'à ce que chacun d'entre eux soit capable de la provoquer lui-même.

Aujourd'hui, Éros est demeuré auprès de ces créatures pour assister leur nouvelle production. Des Hommes pour aimer des Hommes. Et puisque les Hommes en viennent souvent à se tromper, il conserve un droit de vue absolu sur leurs erreurs, qu'il s'autorise à rectifier en secret. »

— Quel charabia de conneries de merde.

François renâcla et cliqua sur la poubelle rouge en haut du mail. Quinze fois qu'il recevait des spams débiles à propos d'une agence matrimoniale localisée dans le huitième. Sa dénomination sociale, La Compagnie de l'Arc, le laissait imaginer quelque chose d'assez similaire à une secte pour faibles d'esprit en manque d'affection.

Le manque d'affection était une notion étrangère à François. Lui croulait sous les petits soins de sa famille, de sa copine et de beaucoup d'autres personnes encore.

Son sac à dos calé contre le ventre, il descendit une volée de marches, s'enfonçant jusqu'aux prochaines lignes de métro. La copine en question l'attendait pour sa pendaison de crémaillère et il appréhendait déjà le discours qu'elle lui servirait sur le retard et son absence de tact intrinsèque. « Tes journées contiennent vingt-quatre heures, et tu sais quoi ? C'est exactement pareil pour moi ! » aimait-elle lui rabâcher quand il parvenait, en nage et le souffle court, sur le seuil de son ancienne porte amiénoise mal retapée. Bien sûr, François se retenait de lui dire qu'à sa différence, elle ne consacrait pas la majeure partie de ses week-ends à satisfaire les exigences de partenaires plus officieux.

Un gémissement pénible annonça l'arrivée du transport. Avant de se précipiter dans la rame comme tout bon Francilien endurci qui se respecte, François vérifia qu'aucun SMS douteux ne traînait dans sa messagerie de téléphone.

— Hé ! Il dégage, le gringalet ?

On le bouscula pour passer. Dans un soupir d'exaspération, il abandonna l'idée d'une rixe et se faufila entre les passagers malodorants du wagon.

François ne se targuait pas de ses aventures diurnes. Il avait dépassé l'âge de considérer les paires de fesses comme autant de spécimens à ajouter au tableau de chasse. Surtout que sa petite amie se donnait du mal pour maintenir leur barque fragile à la surface de cette eau trouble que représente le début de la vie active. Quelque chose en elle faisait qu'il n'avait plus tellement envie de la tromper pour des filles plus jolies et un peu moins rondes.

Et puis François n'était pas du genre suicidaire : avec son installation dans la capitale viendrait la nécessité d'une prudence accrue qui aurait davantage tendance à exciter son asthme chronique que sa libido.

Une plainte aiguë retentit dans le tunnel. François s'accrocha à la barre en inox, balancé dans tous les sens contre les flancs des inconnus. D'un coup, les parois se déverrouillèrent pour laisser se déverser une vague de travailleurs surbookés.

Dans le reflet des vitres crasseuses, il recoiffa sa mèche de cheveux blonds et sourit d'un air convaincu. Il avait des allures de fils à papa, et d'une certaine façon, cela lui plaisait. Autant que cela plaisait au type louche installé sur l'un des nombreux strapontins défraichis, semblait-il. François voulut ouvrir la bouche, mais le drôle de binoclard retourna à son journal avant qu'il ne puisse lui signifier sa pleine hétérosexualité.

Dixième arrondissement. Soulagé que l'autre n'ait pas tenté d'approche, François se dépêcha de rejoindre les souterrains. Dans la précipitation, sa cheville raccrocha un obstacle et il bascula en avant.

— Attention !

Des cheveux lui chatouillaient la joue. Rattrapé de justesse par des bras fins, François se redressa en croisant deux yeux bleu atlantique – enfin, il n'avait jamais vu l'océan Atlantique, mais ces strates d'indigo qui traçaient un dégradé tout autour de la pupille s'en rapprochaient sans doute.

Montée d'adrénaline. Soudain, il eut l'impression de ne plus savoir respirer.

— Rien de cassé ?

— Je... Euh, non, enfin je crois, bafouilla-t-il. Désolé, j'aimerais vous remercier correctement, mais je suis attendu pour une crém...

— Une crémaillère ? piailla sa charmante sauveuse dans une longue robe en laine. Quelle coïncidence, moi aussi !

Ils entendirent le sifflement du transport qui repartait. François se retourna un instant pour confirmer son intuition. L'inconnu à lunettes observait leur échange à travers le panneau de verre, un grand rictus figé sur ses lèvres quasi inexistantes.

François aurait juré que le croche-pied venait de lui.


Cette partie est une sorte d'introduction à l'histoire

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Cette partie est une sorte d'introduction à l'histoire. Elle sera suivie, au cours du livre, de trois interludes qui mettront en scène deux autres personnages bien particuliers. Je pense que vous comprendrez bien mieux l'utilité de ces scènes lorsque vous saurez ce qui se trame autour de Charlie. :)

Dans tous les cas, il sera fait beaucoup d'allusions aux mythologies grecques et romaines. Je ne me limiterai pas à l'une des deux, puisque l'image de Cupidon est souvent (à tort, j'en conviens) un joli petit mélange de différentes légendes. L'utilisation de ces interludes aura pour but de découper le texte en trois sections de chapitres qui coïncideront avec des phases bien distinctes du scénario.

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