1. Avortement

48 7 8
                                    

Ligia n'a qu'une envie. S'écrouler sur son lit. Mais ses parents vont arriver d'une minute à l'autre. Elle a, pour l'occasion, revêtu ses vêtements préférés. Elle ne les a pas vus depuis deux ans. Depuis qu'elle a emménagé en Arkansas après avoir été prise dans la prestigieuse université de l'État américain.
La soirée a été organisée dans les plus minces détails.
C'est le grand soir. Celui où elle va leur annoncer qu'ils seront bientôt grands-parents.
Elle devra donc probablement leur dire que l'enfant grandira sans père. Que cet enfant, elle ne l'a pas voulu. Qu'elle ne connaît même pas le nom de son géniteur. Que la seule chose qu'elle a retenu de lui, c'est la lueur animale qui brillait dans ses yeux au milieu de l'obscurité.
Le reste, elle a préféré l'oublier.
Honteuse, elle n'en a parlé à personne. Seulement à ses amis les plus proches. Elle a inventé un père aimant et présent, si réel qu'elle se surprend parfois à y croire, duquel parler aux gens qui lui posent des questions sur son ventre déjà un peu rond.
Pourquoi a-t-elle honte ? Peut-être parce qu'elle s'est trop laissée faire. Pourtant, elle s'est débattue. Mais pas assez. Ses frêles bras n'ont rien pu faire face à la férocité de celui qu'elle a rebaptisé l'Homme de la Nuit.
L'avenir semble à présent aux yeux de Ligia si différent, voire inenvisageable.
Cet enfant qui naîtra dans quelques mois, elle n'en veut pas.
Elle n'en a jamais voulu.
Pas encore.
Elle n'a ni le temps, ni la place, ni l'argent, ni l'énergie de l'élever.
Il ne verra sa mère que le soir, lorsqu'elle rentrera, éreintée, de ses cours.
Il n'aura pas de père et pourtant sera le portrait miniature d'un homme qui ne fera jamais partie de sa vie.
Dès que Ligia posera les yeux sur lui, elle le reverra.
L'Homme de la Nuit.
Celui qui lui a ôté sa vie en même temps qu'il en a créé une dans son ventre.
Celui qui, juste parce qu'il a été attiré par son corps, n'a eu aucun contrôle, cassant l'hymen et les rêves d'une jeune femme ambitieuse et déterminée. À vrai dire, il a aussi bien abîmé sa confiance en elle.
Vous vous dites probablement qu'elle aurait pu avorter. Mais non. Elle n'a pas le droit. En plus de ne pas avoir l'argent. Elle n'a pas le droit à cause d'hommes qui, des années auparavant, en 2019, ont voté des lois interdisant ce qu'ils considéraient comme un meurtre.
Mais, se demande Ligia, quel est le plus grand crime ? Ôter à une personne qui n'a pas atteint la taille d'un haricot vert une vie qu'elle ne connaît même pas, ou bien imposer à une personne ayant projets et envies une existence dont elle ne veut pas, qu'elle ne peut assurer ?
Nous sommes en 2030 et l'humanité a tranché il y a dix ans. Cet enfant naîtra et grandira, même si c'est dans le malheur.
On sonne à la porte.
La fin de la soirée semble à Ligia si loin, impossible à atteindre, comme chaque fois qu'elle appréhende un moment difficile. Mais, ce soir, la boule qu'elle a dans le ventre semble des centaines de fois plus lourde que celle qu'elle a avant un contrôle de physique, un oral ou un entretien d'embauche.
Elle prend une grande inspiration. Et va ouvrir, un sourire faussement enjoué sur ses lèvres tremblantes.

Derrière le silenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant