2. Mort

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Alice,

Ça fait bizarre de parler de toi au passé. Ça fait bizarre d'imaginer que c'est fini. Ça me rend triste. Très triste. Et en même temps, j'ai encore du mal à y croire.
Je ne t'oublie pas, tu sais.
J'ai beaucoup écrit ce que je ressentais.
Je vois les photos de toi que ta mère publie chaque jour sur WhatsApp.
Je me rappelle de ta voix, de ton rire.
Du fait que tu voulais toujours avoir le dernier mot. De ta grande intelligence. Une vraie guerrière.
Tellement forte que tu as résisté à la maladie une année entière.
Tellement forte que je pensais que tu t'en sortirais. J'y croyais dur comme fer. Tu avais l'air si déterminée que, dans ma tête, même la mort s'inclinait face à toi.

Ma gorge se noue.

Je ne te connaissais pas énormément. Mais quand même depuis très longtemps. On s'est toujours bien entendues. Je t'ai rassurée pour ton entrée en sixième. Ça t'angoissait. Comme moi, deux années auparavant. Je me retrouvais un peu en toi.

C'est injuste. Injuste que tu sois née deux ans après moi et partie trop peu de temps après. Les deux dates séparées d'un tiret sur ton cercueil blanc (maison qui n'aurait pas dû être tienne avant des années) étaient bien trop rapprochées l'une de l'autre.

Malgré ta grande curiosité, tu n'as pas eu le temps d'en découvrir assez sur le monde.
Tu n'auras pas d'enfant.
Tu n'apprendras pas le théorème de Pythagore.
Tu ne passeras pas en cinquième.
Tout s'arrête bien trop brusquement.

Je n'aime pas dire "je suis désolée". C'est vide de sens, une phrase que l'on brandit sans vraiment y croire.
Et pourtant je ne sais pas quoi dire d'autre.
Quand j'ai dit "je suis désolée, ma belle" à ta meilleure amie, le lendemain de ton départ, elle m'a répondu "mais c'est pas ta faute".
Elle avait raison, je pense. Mais en même temps, j'ai du mal à ne pas culpabiliser. Quand je fais quelque chose de nouveau et que je me dis que tu ne le feras jamais, par exemple.

J'ai passé un peu de temps avec ta petite sœur. Elle parle de toi naturellement. Et très souvent. Chaque fois j'ai un pincement au cœur. Vous étiez deux moitiés d'une même personne. Mais tu la connais, elle est comme toi, elle tient bon.
Même si chaque matin elle doit passer devant ta chambre, où il n'y a plus désormais que ton lit et les murs gris. Même si elle doit affronter les regards plein de sous-entendus des gens autour.
Elle continue de t'aimer.
On continue tous de t'aimer.

J'essaie de garder de toi l'image que j'avais avant que la maladie arrive.
Ton visage exaspéré face à ce monde bien trop peu intelligent, tes mouvements gracieux de danse dans tes longues robes colorées, ta passion sans limites pour la lecture.
Parce que c'est ça, la vraie toi.

Je me rappelle de ce mercredi de décembre 2017. Tu n'es pas venue à la danse. Tu n'y es plus venue depuis plusieurs séances. Alors ta mère est entrée. L'air grave, elle nous a annoncé ce qui t'arrivait. Bouches bées, nous n'avons pas su quoi dire.

Juin 2018. Tu vas mieux. Beaucoup mieux. Tu vas même pouvoir prendre l'avion cet été et rentrer en sixième comme prévu début septembre. Je prends l'habitude de passer dire bonjour de temps en temps quand ta mère m'invite à prendre le goûter.

Novembre 2018. Dès le retour des vacances de la Toussaint, tout va très vite. Rien ne va plus.

Mardi 28 novembre 2018. J'envoie un message à ta mère pour lui demander si l'invitation du vendredi suivant tient toujours.
Quelques minutes après, elle me répond.

Tu ne t'es pas réveillée ce matin.

Alors je pleure. J'écris. Je suis en colère, parce que tu ne méritais pas ça.
Tu es dans le coma.
Une partie de moi pense que tu vas te réveiller. L'autre a déjà compris.

Mardi 4 décembre 2018. Inutile de préciser à quoi correspond cette date.

Mercredi 5 décembre 2018. Il faut l'annoncer à la danse. C'est dur. On pleure. Le cours est silencieux. Tu es parmi nous, plus que jamais. Tu es dans les regards que nous échangeons, dans les mots que nous n'osons pas prononcer.

Samedi 8 décembre 2018. Ton enterrement se déroule sous la pluie. Les gouttes se mêlent à nos larmes. Vêtus de couleurs variées (tu n'aurais pas aimé le noir), nous sommes rassemblés autour de toi, bougies en main. Professeurs, amis, parents, connaissances, maîtresses de primaire, famille... tous là pour toi.
On chante "l'oiseau et l'enfant", chanson que tu chérissais.
J'ai une pensée sur toi quand je l'entends.

13 août 2019. Déjà près de huit mois. Ça passe vite. Immense chagrin, colère, sentiment d'impuissance, d'injustice, nostalgie... j'ai enchaîné toute une ribambelle d'émotions face à ton souvenir. Enfin, je me décide à partager un peu de ça.

Tu es l'un de mes écrits préférés, car tu es l'un des plus sincères. Parce que des larmes me viennent rien qu'en écrivant ces mots.
Parce qu'elles viendront peut-être chez mes lecteurs.
Parce que tu mérites un long roman, mais je préfère garder le reste silencieux.

J'ai changé ton nom pour cette lettre. Et j'ai tu le nom de ta maladie. Ta dernière volonté. Tu ne voulais pas qu'elle se sache, parce que tu voulais être une fille comme les autres.

Mais tu n'étais pas une fille comme les autres, ma belle.
Tu ne l'as jamais été.
Tu étais bien plus que ça,
bien mieux que ça.

Adèle

Derrière le silenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant