Ce sont les coups de klaxons appuyés des voitures derrière elle qui avaient
ramené Elisa à la réalité. Totalement plongée dans ses tristes pensées, elle
ne s’était même pas rendu compte que le feu était passé au vert depuis
plusieurs secondes. Se ressaisissant, elle démarra prestement suivant le
même parcours qu’elle connaissait par cœur pour l’avoir fait chaque jour
de semaine en aller-retour depuis trois années maintenant.
Même si elle essayait de se concentrer sur sa conduite, elle ne pouvait
chasser cette grosse amertume qui envahissait son être et rendait ses
yeux larmoyants. Elle avait beau s’être juré de se montrer forte et ne pas
céder à la détresse, cela lui était impossible. Tout comme son cœur, son
âme aussi se déchirait à l’idée de savoir que ce soir, Ousmane, son
Ousmane, se retrouvera dans les bras d’une autre femme sans qu’elle ne
puisse rien n’y faire.
La douleur qu’elle ressentait depuis la veille au soir, quand il l’avait
prévenu de ce long weekend qu’il allait passer avec l’autre, était tellement
vive qu’elle se demandait comment elle faisait pour rester encore un tant
soit peu lucide. Si elle avait passé une nuit carrément blanche pour n’avoir
pas fermé une seule fois les yeux, ce matin, elle s’était armée de tout son
courage pour montrer un visage serein à ses enfants qui ne se doutaient
pas encore des changements importants qui allaient survenir dans leur vie
de famille.
En effet, même si Ousmane l’avait mis au courant de son second mariage
dès le lendemain de la célébration de celle-ci, toute à sa peine, elle avait
complètement oublié ses enfants et ne leur avait pas encore annoncé la
nouvelle. Elle savait qu’Ousmane ne s’attèlerait jamais à cette difficile
tâche et que ce sera donc à elle de les aviser. Mais comment leur dire que
leur père allait avoir une autre vie avec une autre femme, une autre
maison, une autre famille avec des enfants qui ne seront pas d’elle et,
surtout, qu’eux si attachés à lui ne le verront plus que tous les deux
jours ?
Comme elle se garait quelques minutes plus tard dans le parking de son
service, Elisa avait toujours les pensées toutes emplies de ses doutes et
questionnements. Lui revenaient aussi en mémoire tous ses douloureux
moments qu’elle avait traversé au début de sa relation avec Ousmane
alors que ses parents, son père surtout, avait été catégorique dans son
refus de la voir se marier à ce dernier.
Par amour pour Ousmane, elle avait sacrifié sa très belle relation avec son
père tant chéri qui avait toujours était son complice et cédait à tous ses
caprices au point que ses frères et sœurs disaient qu’elle était sa préférée.
Très ancré dans sa foi Chrétienne, pour la première fois, celui-ci avait été
en total désaccord avec elle quand elle avait lui fait part de sa décision de
se convertir à l’islam pour se marier avec Ousmane.
En effet, même s’il n’avait pas tellement apprécié l’entrée de ce dernier
dans sa vie alors qu’elle n’avait que dix-huit ans et venait de réussir avec
brio à son baccalauréat, il avait cependant laissé faire juste pour ne pas la contrarier dans sa toute première histoire sentimentale, pensant
certainement que cela n’était qu’une amourette d’adolescente qui
s’estompera avec le temps. Cependant, contrairement à ce que pensait
celui-ci, trois ans plus tard, elle était toujours avec Ousmane qui avait
formulé son désir de concrétiser enfin cette relation.
Cela n’aurait certainement pas posé beaucoup de problèmes si le père
d’Ousmane n’avait pas imposé à son fils sa conversation à l’Islam
prioritairement à la célébration de cette union, ce à quoi ses parents à elle
avait dit niet arguant qu’elle n’avait pas été baptisée, communiée et
confirmée en grandes pompes pour qu’elle s’apostasie ainsi juste pour les
beaux yeux d’un jeune homme.
Alors folle amoureuse et se disant majeure du haut de ses petits vingt-etun ans, elle avait tenu tête à ces derniers car elle ne voyait pas sa vie sans
Ousmane et était prête à tous les sacrifices pour vivre avec lui. Entrant en
conflit direct avec son père, à qui sa mère reprochait de l’avoir trop gâtée
et toujours cédé à ses caprices au point d’en récolter maintenant les fruits
avec son entêtement à satisfaire coûte que coûte son envie de se marier,
elle avait même fini par bouder la maison familiale pour aller chez sa
grand-mère maternelle moins catégorique dans cette affaire.
En effet, celle-ci dont le défunt mari était d’origine cap-verdienne, était
plus compatissante car se rappelant de la difficulté qu’elle avait elle-aussi
eu pour faire accepter son fiancé à sa famille très traditionnaliste, et
profondément ancrée dans leurs racines, qui lui avait même déjà choisi un
de ses cousins germains comme futur mari depuis son enfance. Il lui avait
fallu batailler ferme pour imposer son choix qu’elle ne regrettait pas pour
avoir écouté la voix de son cœur et en se voyant maintenant entouré de
ses adorables enfants et petits-enfants. Cependant, dans son cas, une
question de religion ne se posait pas comme cela l’était pour Elisa et
Ousmane.
« Puisque cet homme que tu as juste croisé un jour au détour d’une rue
compte beaucoup plus pour toi que nous ta famille qui t’avons élevé,
protégé et éduqué jusqu’à ce que tu deviennes la jeune femme
respectable que tu es, alors soit ! A partir de cet instant même, tu peux
considérer que je n’ai plus de fille qui s’appelle Elisabeth Anne Louise
Diouf ! » Lui avait dit son père le jour même où il avait appris sa
conversion.
Même si son reniement public par son père l’avait beaucoup affecté, de
savoir qu’elle allait bientôt unir sa vie avec celle d’Ousmane n’avait pas fait
réaliser à Elisa la gravité du moment. De plus, vu l’attachement que son
père avait pour elle, elle se disait que c’était la colère qui avait ainsi fait
parler celui-ci et, qu’avec le temps, il reviendrait à de meilleurs sentiments.
Malheureusement, jusqu’à trois années plus tard, ce dernier ne lui avait
pas adressé la parole et il avait fallu l’intervention de sa mère, qui s’était
adoucie avec sa première grossesse, pour qu’elle puisse remettre les pieds
à la maison familiale après son accouchement.
C’est le jour-même de sa sortie de la clinique que, elle tenant son
nouveau-née dans les bras et Ousmane les noix de colas qu’ils avaient
acheté en cours de route, ils étaient alors venus s’agenouiller devant son
père pour lui demander pardon et en lui disant qu’ils ne voulaient baptiser
leur enfant sans avoir au préalable sa bénédiction. Surpris d’abord par leur
geste inattendu, puis attendri par la vision de sa petite-fille, ce dernier
avait finalement dit leur avoir pardonné mais, même s’il avait assisté aux
baptêmes de tous leurs deux enfants, avec qui il était d’ailleurs très
attentionné, sa relation avec sa fille n’avait jamais plus été la même. En effet, il avait pardonné mais pas oublié car jusqu’à présent, après de
vagues salutations, c’est presque toujours avec un mal-être mal dissimulé
qu’il les côtoyait ensuite, Ousmane et elle, lors de leurs visites à la maison
familiale.
Actuellement même, comme elle pénétrait enfin dans son bureau, après
avoir traversé l’accueil du service en affichant un visage faussement
souriant, Elisa pensait à son père. Bien qu’au courant du second mariage
d’Ousmane, qu’elle était partie annoncer tout en pleurs à sa mère le jour
même où elle l’avait su, celui-ci n’avait fait aucun commentaire ni laissé
transparaître la moindre émotion.
Son grand-frère Thierry, par contre, n’avait pas manqué de l’appeler dès
qu’il avait appris la nouvelle mais, même s’il s’était plutôt enquis de la
situation et cherché à la réconforter, elle savait, qu’au fond de lui, il se
rappelait des paroles qu’il lui avait dites, huit années plus tôt, au plus fort
de ses tiraillements avec leur père.
« J’espère que tu sais exactement ce que tu es en train de faire et surtout
ce pour quoi tu es en train de te battre de façon si acharnée ? » Lui avait-il
d’abord dit avant de préciser qu’en tant que musulman, Ousmane avait le
droit d’avoir jusqu’à quatre femmes et qu’elle devait donc être prête à
partager un jour son mari.
« Je te rappelle que tous les musulmans ne pratiquent pas la polygamie
qui est un droit et non une obligation ! Et mon Ousmane à moi est
l’homme d’une seule femme ! » Lui avait-elle alors répondu avec
assurance dans la fougue de son fol amour.
Qu’elle s’était donc fourvoyée !
Depuis dimanche dernier, Ousmane était devenu l’homme de deux
femmes !
Depuis dimanche dernier, il était devenu le mari d’une autre femme !
Après tout ce par quoi elle était passée pour concrétiser leur amour, il lui
avait fallu huit années seulement pour qu’il lui trouve une coépouse !
Oui ! Huit années qui n’ont pas toujours étaient roses mais où elle avait su
être ferme et souple à la fois pour surmonter toutes les petites crises
inévitables et forger un couple que leurs connaissances jugeaient solide.
Huit années où elle lui avait fait deux enfants, une fille et un garçon, à qui
elle veillait à donner la meilleure des éducations. Huit années où elle avait
su être là pour le soutenir dans les moments difficiles et le réconforter
dans les moments de doute.
Oui ! Huit années où elle avait cédé à tous les caprices de sa belle-famille
et laissé de côté certaines des siennes pour lui permettre de vivre en
parfaite harmonie. Huit années où elle croyait avoir fini de connaître cet
homme et pensait le satisfaire sur tous les plans. Huit années où elle avait
eu l’exclusivité sentimentale de cet homme qui allait désormais avoir deux
foyers et deux familles, cet homme qu’elle allait désormais partager avec
Awa !
Oui ! Awa ! Elle s’appelle Awa, la femme qui venait ainsi de faire voler en
éclat l’unicité de son foyer.
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