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"J'avais dix-neuf ans lorsque j'ai quitté mon pays. L'homme que l'on m'avait attribué comme époux avait été arrêté et envoyé dans un camp de travail de type Kyohwaso qui se trouvait dans la province de Hamgyong. A cette époque, je ne connaissais pas la raison de son emprisonnement, la seule chose que je savais était qu'il n'allait jamais en ressortir. Ce n'est que lorsque j'ai retourné la petite maison insalubre à la recherche d'argent que j'ai compris. Sous un morceau de plancher, j'avais trouvé un nombre suffisant de billets qui allait me permettre de quitter le pays pour rejoindre la Chine, j'y avais aussi trouvé un vieux téléphone. J'ai alors compris qu'il s'était fait prendre en flagrant délit de vol, sûrement du cuivre qu'il avait volé sur les lignes électriques et qu'il avait ensuite vendu à des Chinois, illégalement.

    J'avais donc fui avec l'argent et mes deux nourrissons, des jumeaux. Ce fut un voyage périlleux, j'aurais pu être envoyé à un camp de rétention à plusieurs reprises mais grâce à un homme et aux explications qu'il m'avait donné, j'avais réussi à traverser le fleuve. Des passeurs permettaient à des gens comme moi qui voulaient partir de les aider à atteindre la frontière en échange de monnaie. Ils expliquaient tout de A à Z avant de mettre le plan en exécution. J'étais partie de nuit, avec pour seul bagage un petit pochon qui contenait de quoi payer le passeur et quelques cigarettes pour soudoyer les hommes de l'armée. Selon le plan, il y avait trois postes de sécurité à passer et les militaires connaissaient très bien celui qui allait me guider mais en réalité il n'y en eut que deux. Le passeur, un coréen du Nord comme moi, m'avait alors fait comprendre de garder le tabac pour celui qui m'aiderait à quitter les bords du fleuve lorsque je serai en Chine, si l'on ne m'avait pas fusillé avant. Le troisième poste était désert, du moins, aucun des soldats n'était éveillé, des bouteilles de soju trainaient sur la table et je n'eu pas de mal à comprendre qu'ils étaient ivres morts et que c'était ma chance.

    C'est à ce moment que l'homme qui m'accompagnait jusqu'alors me quitta, me laissant seule avec mes bébés dans les bras et le sac à mon cou dans l'espoir de ne rien mouiller. Mes deux garçons enroulés dans un linge épais étaient endormis, paisibles, loin de tout ce que pouvait être l'enfer de la vie. L'eau était profonde, et glacial. Je la sentais entrer dans mes vêtements au fur et à mesure que j'avançais, essayant par tous les moyens de lever les bras pour ne pas mouiller Jungkook et Jungkhyun. Mes dents claquaient sous le froid et la pression de l'eau me serrait l'abdomen, mes poumons évacuaient difficilement l'air qui semblait se transformer en glace à l'intérieur. Mais il y a une chose dont je me souviens parfaitement comme si c'était hier: le silence. Le silence et un semblant de sérénité. Au loin, je voyais les berges, j'avais déjà parcouru la moitié du fleuve et des faisceaux lumineux me faisaient signes d'avancer, de continuer, de ne rien lâcher parce que j'y étais, presque. Et tout à coup, je fus hors de l'eau et tirée rapidement en arrière, derrière des buissons d'un vert si éclatant que je me demandai comment c'était possible. La végétation de l'autre côté de la rive semblait si terne, presque morte comparé à ce qui était sous mes yeux. J'étais arrivée en Chine, j'avais réellement quitté mon pays, mon mari, ma famille.

    C'était lui aussi un nord-coréen, il m'avait avoué prendre énormément de risques en venant me chercher mais qu'il allait m'aider, moi et mes enfants à rejoindre la campagne. Il m'avait dit une phrase dont je me souviendrai toute ma vie: « Ce n'est que le début, la suite va être bien plus difficile pour toi mais tes enfants seront en sécurité. ». Il n'avait pas eu tort.

    Lui aussi était parti en me laissant seule, au milieu de la nuit. Seule la couverture qu'il m'avait donné quand j'étais sortie de l'eau me permettait de ne pas sombrer dans la fraîcheur de la nuit. Il n'y avait rien ni personne aux alentours, quelques bruits d'insectes et d'oiseaux rendaient la nuit moins effrayante. J'avais marché jusqu'au petit matin, mes bras ayant de plus en plus de mal à supporter le poids des garçons même s'ils étaient sous-alimentés. Mon lait n'était pas assez pour eux mais nous n'avions pas les moyens d'acheter du lait en poudre pour leur fournir une alimentation convenable. Du moins c'est ce que je pensais avant de trouver la cachette sous le sol. Encore aujourd'hui j'ai l'espoir que cet argent qu'il mettait de côté, il n'allait pas s'en servir pour lui seul et qu'il allait nous prendre avec lui s'il prévoyait de fuir. Je n'aurai malheureusement jamais la réponse.

𝔽𝕒𝕞𝕚𝕝𝕪'𝕤 𝕤𝕖𝕔𝕣𝕖𝕥  ∬ ᵀᴬᴱᴷᴼᴼᴷOù les histoires vivent. Découvrez maintenant