Une sorte de détresse.

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L'homme portait une vareuse et un pantalon gris. L'uniforme des soldats américains. Cette précision, Juliette l'ignorait lorsqu'elle s'inclina gracieusement vers l'homme en murmurant :

- May I help you, sir ? (Puis-je vous aider, monsieur ?)

        Juliette était la seule vendeuse de toute la Belle Jardinière à connaître l'anglais. Elle l'avait parlé enfant, du temps de son père. Il était anglais, s'appelait Julian Swift, et vivait dans la banlieue de Londres. La mère de Juliette l'y avait suivi, Juliette y était née et ils avaient vécu là plusieurs années. Un jour, le père était parti. Juliette et sa mère étaient restées quelques temps dans le petit pavillon de briques. À attendre tout en sachant qu'il n'y avait plus rien ni personne à attendre. Il n'était jamais revenu. Elles avaient repris le bateau, laissant là-bas tout ce qu'elles possédaient.

        Elle avait alors douze ans. Pendant toutes ces années, l'anglais était resté sa langue secrète, la langue de ses bonheurs et de ses malheurs, réels ou inventés. La langue qu'elle se parlait à elle-même lorsqu'elle était une autre. Dix ans plus tard, bien que n'ayant que très rarement l'occasion de parler, l'anglais lui remontait aux lèvres comme si elle n'avait jamais cessé de converser dans la langue de ce père disparu.

- What can I do for you ? (Que puis-je faire pour vous ?)

        Un instant, l'idée saugrenue lui vint que l'homme connaissait son père, qu'il venait de sa part, qu'il était venu lui dire... c'était absurde. L'étranger était à peine plus âgé qu'elle, et puis ces yeux si clairs semblaient interroger plutôt qu'apporter une nouvelle. Il parut hésiter. Le chef de rayon était parti et d'un coup il semblait un petit garçon perdu. Comme si la précense stricte et convenue du chef vendeur l'avait protégé, contre les autres, contre lui-même. Tout à coup, il était debout dans le grand vent, ne parlant pas la langue, étranger.

        Juliette eut brusquement envie de lui dire, en français : "Venez, il fait encore beau, sortons ! Vous m'expliquerez tout ça dehors..."et de l'emmener par la main. Mais elle n'en fit rien et ils restèrent debout, immobiles l'un en face de l'autre, pendant quelques secondes.

        Soudain, elle fut horriblement intimidée par ce client. Elle sentait monter sur son cou l'affreuse rougeur qui accompagnait depuis son adolescence les moments de grande émotion et qui était sans doute ce qu'elle détestait le plus chez elle.

        L'homme ne disait rien. Il regardait Juliette avec une sorte de détresse. Elle fit un effort surhumain pour prendre son air le plus "commercial" possible et répéter sa question en anglais. Aucun son ne sortit de sa gorge. La situation tournait au pathétique ou à l'absurde lorsque l'homme parla.

                                                                        (À suivre...)

INITIALES || réécriture / finie.Where stories live. Discover now