Le corpsdonnier.

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Sa marionnette s'animait, comme tous les matins depuis de nombreuses années. Greffé à son coeur de chiffon, autant attaché à ce tas de chair qu'à sa propre vie, Hecate gonflait l'humain de ses propres sentiments. Cependant, aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres. Aujourd'hui, Hecate se sentait troublée, légèrement mal à l'aise dans ce corps devenu son foyer. Tâchant de passer outre ce désagrément, elle ouvrit les yeux, se concentrant. L'humain se leva, descendit les escaliers, mais ses parents n'étaient plus là. Il venait de construire sa nouvelle vie, loin de chez lui, dans un petit appartement de fortune qui allait devenir son foyer pour les prochaines années. Hecate lui transmit alors son ressentiment, tel un coup de poignard terrassant dans la trachées : de la peur, cette envie irrépressible de faire demi-tour, de rentrer se loger sous ses draps. Il n'était pas encore l'heure. Elle devait encore s'accrocher.

Les humains n'étaient que des alcôves vides, munis de corps aussi creux que des coquilles, uniquement animés par des palpitations et une incroyable symphonie d'organes complexes à l'unisson. Et c'était eux, les Corpsdonniers, qui insufflaient réflexion et émotion à l'être. C'est de cette unique manière qu'ils parvenaient à goûter la vie, par procuration. L'homme n'était jamais parvenu à vivre entièrement par lui même, tout lui était, en vérité, apporté par un autre. Hecate était l'une d'entre-eux, et sans elle, son humain n'était que chair inanimée, sans émotions, sans ressenti, sans intelligence. Greffée à son esprit depuis sa naissance comme une extension de son être, Hecate et l'humain étaient comme fusionnés. Ensembles, ils ne faisaient qu'un.

Soudainement, des larmes naquirent dans les yeux de l'humain, qui s'assied lourdement sur son canapé, la tête bouillonnant de douleur. Hecate ne permettrait pas son départ. Elle voulait encore lutter. Il posa ses mains sur ses tempes, ses traits fins de crispant de douleur, et la brèche se forma, irrévocable.

-C'est le début d'une nouvelle vie, Alex... Le début d'autre chose. Tu n'as pas à avoir peur, tout va bien se passer.

Hecate sentit une autre présence s'immiscer dans le cerveau vacillant de l'humain. Un autre Corpsdonnier tentait de s'emparer de son esprit. Alex était en train de changer.

-Mais et si... Et si j'étais malheureux ici ? Si j'échouais...?

Elle s'accrocha de toutes ses forces. Alex était sien. Mais le déchirement perdurait, plus fort que tout ce qu'elle avait connu. Pour la première fois de son existence, l'humain était capable de faire un choix, bien qu'infime: rejeter Hecate et accepter cet autre, ou rester enfermé dans ce passé.
Alex se releva, séchant ses larmes d'un geste rageur.

-Non. Je vais y arriver. J'en suis capable, aujourd'hui, et demain, je serais celui que je veux devenir.

Brutalement expulsée de ce corps chaud qui avait été son refuge depuis des années, Hecate se sentit alors froide, glacée, comme recouverte d'une épaisse pellicule de givre. Elle contempla l'humain depuis l'extérieur, comme le jour de leur rencontre, le jour où elle l'avait choisi. Tout était si semblable à ce qu'elle avait pu observer dans le miroir tous les jours. Ses cheveux bruns et doux, ses prunelles douces et claires, et cette carrure assez frêle, tout était identique. Et pourtant, c'était une personne légèrement différente qui se tenait devant elle. Hecate n'avait plus sa place au sein de ce corps. Son esprit était paré de nouvelles convictions, il se préparait à sa nouvelle vie. C'est avec un petit pincement au coeur qu'elle tira les conclusions qui s'imposaient: Alex avait grandi, et il était grand temps de céder sa place.

Hecate disparu alors doucement, comme un voile de fumée dissipée dans l'univers. Sa vie à elle se renouvellerait ailleurs...

Une poignée d'étoiles... Where stories live. Discover now