Spoile Tokyo by Night jusqu'au chapitre 12.
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Shinjuku
Gorka a quitté le dortoir sans rien ; il n'a sur lui ni papiers, ni clés. Sa fuite était impulsive, comme un réflexe de survie.
Lorsque Becky, sa colocataire anglaise, a repéré le passeport aux couleurs du Mexique sur son bureau et lui a demandé s'il possédait la double nationalité, il n'a rien répondu. Il ne veut pas devoir l'avouer, mais il ne veut pas non plus mentir ; cela ne lui ressemble pas.
Lorsqu'elle lui a proposé, pour détendre l'atmosphère, d'aller se promener, il a refusé. Déstabilisé par l'histoire des passeports, il préférait rester seul que parler.
Et lorsqu'enfin, elle a vérifié ce qu'elle devinait depuis un moment, il le soupçonne — Tu n'as pas envie d'être ici ? —, il n'a pu s'empêcher de se décharger de la vérité — Non.
Maintenant, il marche au hasard des rues de Shinjuku, l'arrondissement dans lequel se trouvent à la fois l'université dans laquelle il est en séjour d'échange pour un an et la résidence des étudiants étrangers. Il n'a pas véritablement de but, mais il cherche tout de même quelque chose : un espace vert.
C'est dans les parcs qu'il respire le mieux, qu'il s'apaise un peu lorsque tout menace de le renverser. Encadré par l'immense Casa de Campo et le Parque del Oeste, son studio à Madrid, où il a vécu les trois années de son bachelier en Philosophie, était idéalement situé. À Pampelune, avant cela, les parcs n'étaient jamais loin non plus. Et puis, la maison de son père au Pays Basque a un jardin — même si celui-ci a fini par devenir l'endroit où il suffoque le plus de tous ceux où il s'est un jour rendu. Même à Mérida, il avait fini par dénicher « son » petit morceau d'herbe mexicaine, sur lequel s'étendre lorsque le monde s'était mis à tourner sous ses pieds.
Les mains dans les poches et les yeux baissés, il parcourt les rues étroites du quartier sans prêter attention aux bâtiments qui les bordent. Il ne sait même pas dans quelle direction il marche. Qu'il soit ici ou là, à Tokyo ou ailleurs, de toute façon, c'est pareil.
L'Espagnol regrette d'avoir quitté sa chambre sans même emmener son paquet de cigarettes. Cependant, il ne sait pas s'il peut fumer à l'extérieur, ici. Les règles sont strictes au Japon, il l'a entendu dire, et il n'ose pas vraiment les frôler, à part à la fenêtre de sa chambre ou dans un fumoir qu'il a repéré à la fac.
Enfin, Gorka finit par apercevoir suffisamment d'arbres pour que ce ne soit pas un hasard. Comme un aimant, il s'en approche à la hâte.
Dès l'instant où il met le pied sur les allées de bois entourées de végétation, il se sent mieux.
Les feuillages automnaux alternent les tons de vert et de rouge — comme les passeports sur son bureau. Le jeune homme sent à nouveau cette brèche s'ouvrir à l'intérieur de sa poitrine et, une main sur le cœur, cherche un endroit où s'asseoir.
Il finit par se laisser tomber sur une grosse pierre. Le parc semble plutôt fait pour la promenade sur les chemins que pour s'étendre de tout son long sur le gazon, qui a l'air inexistant. Mais il y a des arbres et peu de monde, et c'est tout ce que Gorka demande à cet instant.
Il pense à Becky, qu'il a laissée seule dans sa chambre. Que va-t-elle faire ? Il ne croit pas que l'Anglaise soit du genre à fouiller dans ses affaires, mais il n'y a pas songé lorsqu'il a quitté la résidence comme un voleur. Il n'a songé à rien, en réalité. Qu'à se soustraire aux questions et aux souvenirs. Que Becky déduira-t-elle de l'information que son mutisme a avouée et de sa déroute consécutive ? Va-t-elle en parler aux autres ?
C'est idiot ; un simple détail administratif sur un papier. Mais Gorka le rejette et ne veut pas devoir l'expliquer, ni même s'en rappeler. C'est ironique quand son inconscient, du matin au soir et du soir au matin, reste buté sur le problème, incapable de s'en détacher. Quand sa vie ne fait que tourner autour de ce passeport et de ce qui lui est attaché — ou plutôt, quand ce passeport et ce qui lui est attaché empêchent sa vie de tourner.
Dépouillé de sa colère, qui l'a abandonné — même elle, même elle —, il ne lui reste que le vide, celui qui le creuse depuis bientôt dix ans et qui s'étend progressivement comme le désert.
Il aspire de l'air entre ses dents, mais ce ne sera pas suffisant.
Gorka fait glisser ses poings serrés de son front à sa gorge et bascule la tête en arrière. Si ses yeux sont à l'horizontale, rivés sur le ciel, peut-être que rien ne s'en échappera.
Tout là-haut, les nuages changent de forme, puis passent : rien ne les arrête jamais.
— Gorka, c'est ça ?
L'Espagnol manque de faire un bond de sa pierre tant il est surpris par la voix qui prononce son nom à la manière japonaise, pas si différente de la vraie. Il se redresse vivement. Le retour à la verticale fait couler le long de son visage les larmes dont il avait fait des lacs face au ciel.
— Euh, ça ne va pas ?
Devant lui se tient l'un des Japonais venus travailler au dortoir avec Gabriel et Ophélia, ses colocataires qui suivent des cours de Science Politique. Il n'a pas retenu leurs noms et ne leur a pas non plus adressé la parole ce jour-là.
— Hajime Kaneshiro. Je fais un projet de groupe avec les deux Français qui habitent avec toi. Tu me remets ?
Gorka essuie ses joues d'un revers de main. Le geste est furieux, mais ses yeux demeurent découverts de leurs murailles un instant supplémentaire. Il crache ensuite, en anglais également :
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Le Japonais rit à la question incongrue comme si elle n'avait pas été posée d'un ton aussi agressif.
— C'est plutôt à moi de te demander ça ! Moi, j'habite juste derrière ce parc. Je rentrais après mon cours.
L'Espagnol ne sait quoi ajouter, quoi répondre. Que fait-il là ? Il ne sait pas expliquer de telles choses, et il ne le veut pas non plus.
— Je vais rentrer, grogne-t-il enfin.
Patiemment, à nouveau, Hajime sourit, un brin malicieux.
— Tu sais comment ?
Gorka se renfrogne de façon visible. Il n'avait pas songé à ce détail pratique. Il possède généralement un bon sens de l'orientation, mais il n'a pas du tout fait attention au chemin qu'il a emprunté en venant.
— Je te raccompagne, si tu veux ?
Aussi déplaisante la perspective semble-t-elle, l'Espagnol hoche la tête. Il n'a même pas emporté son smartphone et, sans la venue providentielle de Hajime, il aurait sans doute été condamné à errer, peu sûr de comprendre des instructions en japonais si on lui indiquait la route en parlant trop vite ou avec un accent. Il espère simplement que l'autre garçon ne se montrera pas trop curieux à l'égard de ce dont il a été témoin.
— C'est un chouette parc, assez tranquille, commente seulement le Japonais tandis qu'ils se mettent en branle.
Gorka acquiesce en silence. Ce qu'il en a vu lui a plu.
— Il y a quelques chouettes parcs à Tokyo, dont certains bien plus grands que celui-ci. Près de la fac de Lettres, déjà : le parc Toyama.
— Je l'ai déjà traversé.
Comment faire la conversation avec quelqu'un qui l'a vu sans son armure de rage, avec quelqu'un qui a pourtant le tact de ne pas sortir sa pelle pour creuser au fond de son silence ? L'Espagnol n'est pas habitué à ne pas pouvoir se reposer sur sa mauvaise humeur pour interagir avec autrui ; il se sent dépourvu de ses outils familiers et d'autant plus déstabilisé dans leur dialogue.
Hajime, toutefois, ne s'agace pas de la maladresse sociale de l'autre étudiant. Il demande, aussi naturellement qu'il l'aurait fait si Gorka avait été quelqu'un d'autre :
— Qu'est-ce qui t'amène en échange au Japon ? Fan de mangas ?
— Non.
Il se pousse à étoffer un peu sa réponse, parce qu'il lui semble que la gratitude nourrit quelques efforts.
— Je n'ai lu qu'un seul manga. A Silent Voice.
— Je ne connais pas. Ça parle de quoi ?
Gorka remet les mains dans ses poches. Il cherche ses mots pour expliquer de façon aussi claire et succincte qu'il le peut.
— Ça parle du handicap. D'une fille sourde qui se fait harceler à l'école, et de ce qui arrive après au harceleur. C'est...
Il hésite encore. Il n'a pas vraiment l'habitude de qualifier les émotions qu'il ressent. À côté de lui, Hajime le regarde et attend, sa canine mal alignée mordillant sa lèvre inférieure.
— ... bouleversant.
— Oh.
Le Japonais passe une main dans le haut de sa nuque et sourit.
— Si je trouve le temps, il faudra que j'y jette un œil un jour.
Gorka hoche la tête, alors que Hajime reprend :
— Et maintenant, tu lis quoi ?
— Un bouquin sur Chômin Nakae. Je fais mon mémoire dessus. En philosophie.
— Vraiment ?
L'exclamation curieuse du jeune homme intrigue l'Espagnol.
— Tu connais ?
— Chômin Nakae, c'est un peu mon héros, en fait. Pour son idéal d'égalité.
— Ah.
Gorka ne sait pas quoi dire de plus, mais il aime la réponse de Hajime. La découverte de ce point commun, la possibilité, peut-être, d'échanger à ce sujet avec quelqu'un de son âge et non un enseignant. Il s'étonne lorsqu'il ajoute de lui-même, comme une confidence :
— C'est pour ça que je suis venu au Japon.
Il précise rapidement, puisqu'il saute presque du coq à l'âne :
— Pour répondre à ta question du début.
— Pour Chômin Nakae ?
— Je suis en master 1 en Philosophie. Mon directeur de recherche à Madrid connaissait un prof ici qui est spécialiste de Chômin Nakae et il m'a conseillé de faire mon Erasmus à Tokyo pour ça. Pour me faire guider par lui.
— D'accord, je vois ! C'est quel prof ?
— Isao Nishimura, un prof de philo politique. Pardon si j'ai mal prononcé son nom.
— Non, non, c'était très bien ! rit Hajime. J'ai déjà entendu parler de lui : j'aurais voulu prendre un de ses cours l'année passée, mais c'était plein. Ils ont l'air très prisés, ou bien il y a peu de places. Et les étudiants en Philosophie ont la priorité sur ceux en Science Politique dont je fais partie.
— C'est plein aussi cette année. Mais j'y suis.
— On est aussi à ton dortoir, en parlant de ça.
Gorka refocalise sur ce qui l'entoure et se rend compte qu'en effet, ils se tiennent à présent sur le trottoir juste devant la résidence pour étudiants internationaux où il loge. Il regarde son guide par-dessous les mèches chocolat qui lui tombent devant les yeux.
— Merci de m'avoir ramené.
— Pas de quoi ! Je n'allais pas te laisser errer dans mon quartier, quand même !
Le rire chaleureux de Hajime se mue en sourire, tandis qu'il réajuste la lanière de son sac.
— Bon, je retourne chez moi. Passe une bonne soirée !
— Toi aussi.
Alors que le Japonais s'écarte de quelques pas, Gorka se sent soudain épuisé, comme s'il avait trop donné au cours de ce quart d'heure de conversation. Il a l'impression d'avoir plus parlé de lui-même durant ce laps de temps que depuis des années, et cela l'a drainé.
— Au fait ! Le nom du parc, c'est Kansen-en. Si un jour, tu veux y revenir !
Hajime lui lance un clin d'œil par-dessus son épaule avant de rebrousser chemin pour de bon sans plus se retourner. Gorka le regarde s'éloigner jusqu'à ce qu'il disparaisse au coin de la rue.🌸🌸🌸🌸🌸
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Kintsugi
RomanceSpin-off de Tokyo by Night centré sur les personnages de Gorka et Hajime. Kintsugi : l'art de combler les failles et les blessures avec de l'or. Et Dieu sait qu'ils en ont, tous les deux -- eux qui ont l'impression d'être des terrains minés jonchés...