Hannah

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    J'ai un souvenir très précis du jour où Benjamin est entré à l'institut. Il venait y effectuer des études de philosophie tandis que j'étais déjà en deuxième année. Il est arrivé une matinée de novembre, alors que nous nous precipitions dans l'unique salle de cours, pressés par la cloche qui nous avait rendu d'une docilité exemplaire après tant l'avoir entendu, après tout ces exercices de mise en rang répétés inlassablement. Il passa devant nous et nous jeta un regard curieux, sans mépris ni sympathie, et je le saluais en retour, prise d'une immédiate tendresse envers ce jeune homme élégant et charismatique qui semblait pousser la porte de l'institut et de nos coeurs presque indépendamment de sa volonté, dont la présence seule créait aussitôt une atmosphère trouble aussi dérangeante qu'agréable.  Il ne s'arrêta pas et continua vers le bureau du directeur, les yeux résolument fixe, comme s'il eut voulu fendre l'espace devant lui afin de parvenir à tout prix et inexorablement à ses objectifs. Personne n'osa le couper, interrompre cette marche de la destinée, même si à vrai dire personne n'en avait la volonté ; nous autre membres de l'institut Walser sommes peu expansifs en général.
    Je vais sûrement un peu vite en vous parlant si tôt de choses déjà étranges mais après tout il faut vous dire que l'étrangeté est entrée avec cet étranger sitôt que nous le vîmes, et avec force et fracas pour ne plus repartir, trop vite sûrement à nos goûts même.
    Le cour débuta donc en l'absence du nouveau pensionnaire, et nous commençames notre éternelle prise de note. Depuis les deux années que je me trouvais ici, nous n'avions fait que trois cours différents et sans rapport apparent, qui revenaient sans cesse au fil des jours dans un ordre qui semblait aléatoire, mais qui après tout pouvait tout aussi bien être préétabli par nos professeurs. Ainsi nous avions parfois quatre fois le même cour dans la journée, et le lendemain les trois mais dans un ordre différent de la dernière fois, à moins que nous ne reprenions encore celui de la veille. Toujours est-il que, ayant quatre heures de cours chaque matin, l'un d'entre eux au moins était toujours présent deux fois. Aujourd'hui nous avions celui que je pensais être le second. C'était Mademoiselle Ingrid qui enseignait le plus fréquemment, elle était très jeune pour faire ce métier, et très belle aussi. Je crois qu'au fil des années j'étais un peu tombée amoureuse d'elle. Parfois aussi c'était le directeur qui faisait cour, et l'ambiance était alors nettement moins détendue, non pas qu'elle le fut spécialement avec Mlle Ingrid, mais la présence de M Johannes était bien plus nerveuse. Nous ne savions pas exactement quel était leur lien, était-ce un père et sa fille, ou bien un mari et sa femme, était-ce deux membres d'une même famille, deux collègues tout simplement, une maîtresse et son serviteur ou un dominant et une dominée, tout cela à la fois, en fait on n'en savait rien.
    Nous savions très peu de chose de nos professeurs de toute manière. Tout juste si nous nous souvenions de leurs noms, parfois soudain nous croyions tous qu'ils se nommaient autrement qu'en vérité, et nous les appelions ainsi pendant quelques temps avant de nous apercevoir de notre erreur. Quelques fois aussi on les confondait, ou on ne les reconnaissait pas, ou on oubliait où on était et ce qu'on y faisait. Je crois qu'ils ne se sont jamais appercus de tout ça.
    A peu près au milieu du cour, Benjamin rentra dans la salle de classe, et alla droit s'assoir, sérieux et sûr, à côté de Siegfried, juste devant moi. Je pus ainsi l'observer en détail.
    Il avait l'air particulièrement jeune dans son visage et sa physionomie, mais portait pourtant dans son regard et sa parole, sa manière d'être aussi, une maturité que nous ne comprenions pas toujours. Il avait des cheveux étranges et épais, beau mais dont je ne parvenais jamais à cerner la couleur, dont pourtant je savais qu'ils contrastaient beaucoup avec ses yeux clairs de glace. Il était assez beau, mais possédait ce je ne sais quoi de dérangeant qu'ont les tableaux d'Egon Schiele, une sorte de tourment dans l'expression, quelque chose de presque difforme et effrayant. Toutefois c'était la beauté et l'air doux qui l'emportait, et je crois que chacun d'entre nous a nourris une tendresse toute particulière à son égard, sans jamais savoir pourquoi. Je crois même que pour la plupart nous sommes tombés un peu amoureux de son personnage. Siegfried d'ailleurs, jeune pensionnaire particulièrement androgyne, tant et si bien que, comme il/elle n'avait jamais précisé son sexe, personne ne savait quel il était, le contemplait de son regard perdu habituel.
    Mlle Ingrid le coupa pour le rappeler à l'ordre. Siegfried, notez je vous prie, et elle dessina un rond elliptique parfait au tableau, avant de déclarer que c'était là la représentation à la fois du tout, le cercle, l'univers et sa boucle infinie, et du rien, le zéro, le néant. Puis elle nous demanda de dessiner cette forme étrange que personne si ce n'était elle ne pouvait reproduire exactement. Pendant que nous nous efforçions, elle survolait les rangs, accompagnant parfois sa marche de quelques "c'est bien", "continuez", "allons mes petits". Bien entendu, nous savions déjà tout cela, et connaissions tous, à force, le déroulement du cour dans ses moindres détails.
    A la fin de l'heure je ressortis prendre l'air, profitant de la courte pause, et me dirigeais vers un banc de la petite cour de l'institut. Cette cour était très belle, très claire, et étonnamment il n'y avait jamais personne, les autres restaient dans la classe ou sortaient sur le trottoir. Pourtant c'était un vrai havre de tranquillité, orné comme les bâtiments antiques, qui s'ouvrait par une arche de marbre sur une fontaine blanche qui chantait dans l'ombre de l'yeuse qui trônait sepulcralement au-dessus de nos têtes comme un patriarche bienfaiteur.
    Ce banc était le seul de l'institut se situant en extérieur, et j'avais finis par en connaître chaque infractuosité, à force d'y venir savourer une cigarette. C'était d'ailleurs ce dans quoi je me lançais lorsque j'eus mon premier véritable contact avec Benjamin.
    Alors que tout était calme, sa voix s'éleva derrière moi :

-"Comment s'appelle-t-elle ?"

    J'étais décontenancée, je ne m'attendais pas à cela. Je me retournai avec une lenteur rigide et sereine, regardant même droit dans ses yeux inflexibles l'espace de quelques instants avant de répondre :

-"De qui parles-tu ?
-Mademoiselle la professeure.
-Oh. Je crois que c'est Ingrid."

    Son regard s'étonna et se fit incisif.

-"En es-tu sûre ?
-Et bien je me demande si ce n'est pas Magdalena...

   Benjamin me coupa alors froidement et demanda avec un soupir contrit si ce n'était pas Hermine.
    Si. C'était cela, Hermine, exactement. J'étais très surprise, et cela dut se voir. Il prit un air satisfait avant de me sourire avec une gentillesse franche et de prendre place à mes côtés. Il ne me laissait pas indifférente.

-"Moi c'est Benjamin Benjamant."

    Il prononçait le t, comme s'il était suivi d'un e, comme le féminin d'un nom peut-être.

-"Et toi Hannah, c'est ça ? Le prénom palindrome."

    Je ne répondit pas, mais me laissais aller contre son épaule. J'étais très fatiguée, soudain. Plus tard je repensai à ces événements et à leur signification, et je songeai qu'il n'y avait plus de signification justement.

Benjamin BenjamantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant