Le vaisseau vibre à présent, tressaute, hoquette. Les plaques d'acier malmenées par la pression externe se tordent et se plient comme de vulgaires morceaux de papier. Les fissures se multiplient à la vitesse de l'éclair. Au milieu du bruit et des flashs, Aël, immobile, contemple l'apocalypse. L'arrière de l'astronef est réduit à une masse informe et déchiquetée d'où jaillit une épaisse fumée. Le vaisseau est en perdition. Une secousse plus forte que les autres fait bondir la carcasse fumante, qui se déchire en deux dans un hurlement de matériaux pulvérisés. La tête de l'engin est arrachée dans une giclée de débris, emportant avec elle le cockpit qui se désolidarise bientôt du corps. Son occupant valse sur la paroi gondolée. L'épave se met à tournoyer sur elle-même, la force centrifuge plaque tout sur les murs, les fissures deviennent failles, la verrière se couvre d'impacts. « Tout va bientôt se désintégrer » comprend-t-il. Il a juste le temps d'arracher une dernière image de la Nuée, et les ténèbres de Galtéa recouvrent la verrière...
Alors qu'il se résigne enfin, il entend soudain le chuintement caractéristique du sas automatique du cockpit. Sans doute s'est-il enclenché lorsque que ce dernier s'est détaché de l'InfiNity pour empêcher sa décompression, songe-t-il avec détachement. C'est alors qu'une silhouette jaillit dans la salle de commande, un simple masque à oxygène accroché sur son visage. Aël ne parvient pas à distinguer ses traits à travers le verre teinté. Un ennemi ? Non, l'inconnu lui tend un masque et l'agrippe par la main, le tirant vers le sas. Là, visiblement raccordée à la hâte, il reconnaît l'intérieur étroit d'une petite navette ventrue. La silhouette l'y pousse sans ménagement, et tandis que l'habitacle se pressurise, elle détache d'une main sûre la navette. Puis elle arrache son masque :
- De nous deux, c'est toi qui pilote le mieux. Alors je compte sur toi pour nous sortir de là ! lâche Xinthia, la vraie cette fois, lui fourrant les commandes dans les mains.
Aël acquiesce machinalement. L'autorité dans le ton de la jeune femme empêche la sidération de prendre le dessus. De toute façon, il n'a pas vraiment le temps de s'interroger. S'il ne réagit pas immédiatement, ils mourront pour de bon !
L'attraction est énorme, le petit vaisseau grince et craque de partout. Aël s'empare des commandes, presse quelques boutons, pousse le levier d'accélération. Les réacteurs mugissent comme des fauves en furie, la navette se stabilise, sans avancer pour autant, piégée par la force de Galtéa. Aël le sait, le moteur ne supportera pas longtemps ce régime. Il a pourtant besoin de plus de puissance ! Il se tourne vers Xinthia :
- Largue la réserve de carburant dans la traînée des propulseurs ! ordonne-t-il.
La jeune fille réagit en un éclair. Le compartiment s'éjecte dans un chuintement. Au contact des flammes jaillissant des réacteurs, le liquide explose. Les deux jeunes gens sont plaqués sur leur siège, la pression de la détonation propulse le frêle vaisseau en avant. Enfin, la navette s'extrait de l'attraction de Galtéa, fonçant vers la Nuée. Aël esquive les astéroïdes de justesse. Le vaisseau tourbillonne sur lui-même avant de s'immobiliser, enfin. Les propulseurs émettent un dernier crachotement misérable avant de se taire, achevés. Au loin, l'InfiNity disparaît dans le ventre de Galtéa, masse informe de débris broyés par la pression. Le souffle court, les deux jeunes gens échangent un regard, un peu incrédules d'être encore en vie. La tension retombe. Aël se met à trembler : il a du mal à croire ce qu'il est en train de vivre. Elle est là ! La vraie Xinthia, la seule, l'unique !
- Tu m'expliques ? finit-il par murmurer au bout d'un long moment.
- Il faut bien se lancer, rit-elle. Par où commencer... As-tu déjà entendu parler de la théorie selon laquelle les trous noirs permettraient de voyager dans le temps ?
- Oui, bien sûr, mais... Ne me dis pas que... souffle Aël, sidéré.
En un clin d'œil, il saisit. Les événements des derniers jours s'emboîtent d'un coup parfaitement, prenant un nouvel éclairage : cette impression que Xinthia savait des choses qu'elle n'aurait pas dû, son comportement étrange à End City, son insistance pour ne pas y aller... Elle savait ce qui allait arriver car...
- Tu l'avais déjà vécu... réalisa Aël dans un souffle. Xinthia-bis, c'était toi ! La toi de cette époque, du présent !
Il balbutie, s'embrouille, incapable d'expliquer ce qu'il a pourtant clairement compris. Xinthia, elle, soupire de soulagement : il la croit. Encouragée, elle se lance. Elle raconte tout d'un coup, sans pouvoir s'arrêter, les mots jaillissant comme un torrent.
Tout commence par une rencontre dans un magasin perdu au fond d'une contre-allée du secteur des réparateurs. Une adolescente fraîchement débarquée cherche un emploi de mécanicienne ; elle rencontre un jeune homme vivant seul sur son astronef. Il vient pour renouveler sa concession, et embauche la jeune femme. Ils se prennent de sympathie l'un pour l'autre, et une amitié solide se tisse rapidement entre eux. Tout se déroule pour le mieux, jusqu'à la veille du rendez-vous. Un malfrat cherche à obtenir la riche concession d'Aël, ce que ce dernier a déjà refusé deux semaines plus tôt, juste avant de rencontrer la jeune femme. En représailles, le bandit attaque le vaisseau, les deux jeune gens sont séparés. Malheureusement, Xinthia ne parvient pas à atteindre la navette, et, blessée à l'œil, se réfugie au coeur du vaisseau. Par miracle, le compartiment résiste au passage dans Galtéa. À son réveil, c'est le choc : recueillie par un homme qui l'a trouvée inanimée au milieu des débris d'un astronef dérivant dans l'espace, elle se retrouve un mois avant l'accident ! Le trou noir lui a fait remonter le temps ! Mais le pourquoi du comment l'intéresse peu, elle voit surtout les possibilités que cela lui offre...
- Je savais que tu n'avais pas survécu, mais je ne pouvais pas l'accepter. La seule chose qui comptait, c'était que je pouvais te sauver grâce à ce voyage dans le temps ! Alors, je t'ai approché à End City, avant que tu ne rencontres la moi du présent, l'ignorante qui n'avait pas remonté le temps et qui ne te connaissais pas : celle que tu as appelée Xinthia-bis. J'espérais te dissuader de te rendre à End City ce jour fatidique. Ainsi, pas de rencontre avec Silver, et alors pas d'attaque. J'ai échoué une première fois. Je me suis alors dit que si je me débarassais de lui lors de la bagarre, il ne pourrait pas t'attaquer. Mais la milice est intervenue. C'est à ce moment que j'ai réalisé que je devais le laisser attaquer l'InfiNity. C'était le seul moyen pour que je, enfin Xinthia-bis, passe à travers le trou noir et remonte le temps. Si j'empêchais l'accident de se produire, Xinthia-bis, c'est à dire moi, ne pourrait pas être projetée dans Galtéa. Et alors, comment aurais-je pu remonter le temps ? À ce moment, j'ai réalisé que dans ma précipitation aveugle à vouloir te sauver, j'allais peut-être créer un paradoxe temporel. Tu ne peux pas savoir à quel point j'ai été soulagée de te voir accueillir Xinthia-bis à bord ! J'ai donc attendu que mon moi présent soit séparé de toi, et je suis venu te récupérer. Mais, en un sens, j'ai quand même échoué : je n'ai pas réussi à sauver MA.x, ajoute-t-elle tristement.
Aël contemple silencieusement Xinthia. Il l'a laissée parler, sans mot dire, d'abord surpris, puis ému, bouleversé par son récit. Et maintenant, il lui semble la voir d'un oeil nouveau. Délicatement, il pose sa main sur la sienne. "Merci." Ce n'est qu'un murmure, un souffle, mais il y a tout dans ce mot : reconnaissance, douceur, soulagement, et même plus. Comme une invitation informulée. Xinthia le sait, elle a compris. Doucement, elle s'approche, se coule tout contre lui. Les yeux clos, front contre front, ils goûtent la présence de l'autre, savourant de le sentir si proche alors même qu'ils ont cru l'avoir perdu à jamais. Et dans le silence, légèrement, fragilement, éclot entre eux la douce conscience réciproque bien qu'inavouée de ce lien qui les unit désormais. Un lien forgé dans la souffrance et la perte, par-delà le Néant.
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Par-Delà le Néant
Science FictionAu coeur du système perdu et stérile de Galtéa se cache un monstre stellaire du même nom : un trou noir gigantesque et insatiable. Attirant tout et tous, nombreux sont ceux ayant disparu corps et biens dans son ventre, aveuglés par des rêves impossi...