XINTHIA - BIS

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La boutique de son ami, qui vendait des matériaux d'occasion et des appareils récupérés sur des carcasses d'astronefs, se situait à la limite de la séparation avec les pontons, en plein dans le quartier des réparateurs. Il y régnait une cacophonie permanente, mélange d'éclats de voix, de sifflements, de grincements et de craquements métalliques. Le magasin était dissimulée dans une contre-allée à l'écart de la voie principale, coincée entre deux gros hangars, et la devanture était juste assez large pour accueillir une porte à doubles battants et une enseigne bariolée. Le nom de l'endroit était très évocateur : « Au Grand Désosseur : tout en pièces détachées ! ». Aël ne parvient pas à retenir un sourire face au mauvais goût du slogan : « Un style qui colle bien à celui de son propriétaire ! » ne put-il s'empêcher de songer. Kyle était en effet réputé pour son sens de l'humour... particulier. Aël avait fait la connaissance ce jeune réparateur, âgé d'une vingtaine d'années, lors de son arrivée à Galtéa. Plus exactement, il lui était rentré dedans sur l'un des pontons, alors qu'il se frayait maladroitement un chemin à travers la cohue : "Une rencontre percutante !", comme ne manquait pas de souligner le principal intéressé dans un grand éclat de rire. Le grand gaillard s'était pris d'affection pour le gamin inexpérimenté qu'il était, et depuis, Aël ne manquait pas de venir le saluer à chacun de ses passages. Avec son grand sourire inoxydable et son exubérance chaleureuse, Kyle incarnait le grand frère qu'il n'avait jamais eu. Aël l'aimait beaucoup, en dépit de son caractère vantard et expansif.

Le jeune homme pénétra dans la petite boutique, déclenchant la sonnette d'entrée. L'enregistrement crachotant était censé imiter un antique carillon, mais était de si mauvaise qualité qu'on aurait plutôt dit un crissement strident de porte automatique mal huilée. L'arrière du comptoir encombré était vide : Kyle devait être dans l'arrière-cour, encore en train de bidouiller ses trouvailles. Aël pénétra dans le vaste espace à "ciel" ouvert au fond du magasin, où s'entassait dans un capharnaüm grotesque des carcasses de toutes formes, de toutes tailles, de toutes compositions et de tout âge. Des fils électriques dénudés serpentaient sur les plaques de métal, des morceaux de tôles et de ferrailles jonchaient le sol. Aël n'avait jamais compris comment Kyle réussissait à travailler dans un tel désordre. D'ailleurs, il ne s'était pas trompé : son ami était bien là, aisément reconnaissable à sa haute stature, son bleu de travail rabaissé jusqu'à la taille révélant ses muscles saillants, dont les courbes toniques se dessinaient sous son débardeur taché d'huile de moteur et de graisse. Un morceau de tissu bariolé aux couleurs criardes retenait sa crinière improbable d'un brun-roux de feu haut sur son front. On pouvait apercevoir quelques mèches carbonisées ou roussies de çà de là, quelques touffes de cheveux étaient encore toutes hérissées d'électricité, contrastant avec son visage séduisant. Cela lui conférait une allure étrange, celle d'un savant fou aux airs d'Apollon... ou vice-versa.

Il était en grande discussion avec quelqu'un, placé de telle sorte que son interlocuteur offrait son dos à la vue de l'arrivant. Mais cela n'empêcha pas Aël de le reconnaître. Il se figea : cette silhouette, ces cheveux blancs...

- Xinthia ? lâcha-t-il à mi-voix, stupéfait.

Que faisait-elle ici ? Il ignorait qu'elle connaissait cet endroit... Il lui en avait parlé, certes, mais comment avait-elle trouvé l'adresse ? Il s'approcha, surpris mais néanmoins heureux de retrouver son amie. Au même moment, Kyle le vit, et le héla :

- Hé ! Aël ! Tu tombes bien ! Cette jeune fille vient d'arriver à End City, et elle cherche un job de mécanicienne. Je me suis dit que peut-être...

Aël n'entendit pas la fin de la phrase. La jeune femme s'était retournée pour lui faire face, et le jeune homme était en état de choc. C'était Xinthia... mais ce n'était pas elle non plus ! Comment le dire autrement ? Sa silhouette, ses traits étaient identiques à ceux de la Xinthia qu'il connaissait. Mais son visage était différent : sa cicatrice avait disparue, révélant ses deux yeux rubis. Quant à son regard, la tristesse mélancolique qu'on y lisait parfois s'était envolée. Elle semblait plus jeune, moins tourmentée... Il n'eut cependant pas le temps de s'interroger plus avant. La jeune fille s'était avancé vers lui, son sourire semblable à celui de Xinthia :

- Enchantée de vous rencontrer : je m'appelle Xinthia, déclara-t-elle.

- De... De même, balbutia Aël, au comble de la confusion. Vous.... Tu... enfin je veux dire... Tu peux me tutoyer !

- Avec plaisir ! Alors, c'est vrai, que tu cherches une mécanicienne ?

Aël avait l'impression d'être dans un rêve : la rencontre était quasi-identique, jusque dans les mots prononcés, à celle qu'il avait faite un mois plus tôt avec Xinthia. Il mourrait d'envie de hurler, de frapper quelque chose, de demander des explications ! Pourquoi Xinthia n'était-elle pas Xinthia ? Pourquoi agissait-elle ainsi, en parfaite inconnue ? « Parce que c'est ce qu'elle est » murmura son instinct. Il se doutait confusément que cette fille était bel et bien Xinthia, mais pas celle qu'il connaissait. Un alter-ego ? Une jumelle au même nom ? Un clone ? Comment savoir ? Il avait l'impression que son cerveau allait exploser sous la pression des questions qui tournoyaient dans sa tête.

- Tout va bien ? s'enquit son interlocutrice, visiblement surprise par son trouble.

- Oui, c'est juste que... Tu ressembles énormément à quelqu'un que je connais bien, lâcha-t-il.

- Ah oui ? À ce point ? Je me demande qui ça peut bien être ! déclara-t-elle avec la plus parfaite innocence.

« Elle ne sait rien, ça se voit. Si je raconte tout, on me prendra pour un fou !» jugea-t-il. Lui-même commençait à douter de sa santé mentale. Il se força à adopter une contenance et à faire comme si de rien n'était, mais en son for intérieur, c'était la tempête. Heureusement, l'autre Xinthia ne se formalisa pas de son accueil étrange, et les discussions allèrent bon train. Emporté, bousculé, remué dans ses certitudes, Aël ignorait quoi faire. Il finit par reprendre un peu de contrôle sur lui-même et à calmer ses pensées affolées. Il ignorait où se trouvait la « vraie » Xinthia ; en embauchant cette «Xinthia-bis», peut-être pourrait-il comprendre ce qui était arrivé. De plus, si Xinthia-bis se révélait être la même que Xinthia, il ne pouvait se résoudre à l'abandonner...

Par-Delà le NéantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant