Chapitre 11

1.5K 181 4
                                    

Kathy avalait les marches les unes après les autres derrière Gordon qui volait littéralement dans l'escalier. Elle fatiguait déjà : sa respiration se raccourcissait, ses jambes pesaient de plus en plus lourd. Sans doute les séquelles de ses mésaventures précédentes. L'atmosphère se modifia soudain autour d'elle, comme si une bulle de silence avait éclos dans son dos. Troublée, elle manqua de trébucher.

— Générateur antibruit ! lança Gordon sans ralentir. Si on est pris dedans, je peux t'entendre malgré tout. Crie si besoin.

— D'accord, répondit-elle à mi-voix pour économiser son souffle.

Elle avait envie de s'arrêter, de se pencher par-dessus la rambarde pour savoir ce qui se passait plus bas, mais elle ne pouvait s'offrir le luxe de perdre du temps. Elle se focalisa sur la chemise blanche de Gordon qui formait une tache presque lumineuse dans la pénombre de la cage d'escalier. Cet homme qu'elle connaissait à peine – non, ce vampire ! – représentait son ancre, sa bouée.

Il s'immobilisa un instant sur le dernier palier, devant une porte métallique, avant de l'ouvrir en grand.

Le toit plat se révéla devant eux, semé de cheminées et de gaines de ventilation. Autant d'abris derrière lesquels se planquer en cas de besoin. Autant de cachettes pour leurs ennemis. Mais pour l'instant, il semblait désert.

Jetant un regard circulaire, Kathy reconnut l'imposant bâtiment qui se dressait à une centaine de mètres sur leur gauche : l'hôpital universitaire et sa mosaïque de fenêtres illuminées qui trouait la nuit. Le bruit rythmique des pales d'un hélicoptère qui se rapprochait perturbait la quiétude ambiante. Rien d'inhabituel cependant dans une ville comme Genève, surtout dans ce quartier. Elle focalisa son attention sur la source du son. Quasi indiscernable sur la voûte nocturne, un appareil profilé comme un frelon fonçait droit sur eux. Il les atteindrait dans moins d'une minute.

Le cœur de Kathy s'emballa. Une sueur froide coula dans son dos alors qu'une panique viscérale, ancienne, enflait en elle comme une bulle prête à exploser. Elle refusait de retomber entre leurs mains... Ils lui avaient causé tant de souffrances ! Elle préférait se jeter en bas de l'immeuble plutôt que de retrouver les quatre murs de sa cellule et ces hommes qui se cachaient derrière « la science destinée à préserver l'espèce humaine ». Aussi vite qu'elle s'était ouverte, la porte de sa mémoire se referma, la laissant chancelante auprès de Gordon qui n'avait pas remarqué son trouble, concentré sur l'autre extrémité du toit.

— On va passer de toit en toit, jusqu'à l'Arve⁠1, annonça-t-il. Là, on récupérera un bateau.

Elle déglutit pour chasser la sécheresse de sa bouche.

— Tu oublies l'hélicoptère, non ? demanda-t-elle.

— Lilith et Christobald ne devraient pas tarder.

Disait-il cela pour la rassurer ou avait-il une confiance aveugle en ses coéquipiers ? Elle préféra taire sa question, de peur que la réponse la paralyse sur place.

— Reste près de moi quoi qu'il arrive, dit-il encore.

Comme si elle avait envie de s'éloigner, ne serait-ce que d'un mètre !

Il s'élança entre les cheminées, s'assurant de se maintenir le plus possible à couvert. Elle bondit dans ses traces, avec l'impression que le souffle de l'hélicoptère la fouettait déjà. Un projecteur illumina l'espace devant eux. Gordon zigzagua pour éviter la lumière qui dansait follement à leur recherche. Les épaules crispées à l'idée de se faire tirer dessus, le cœur battant à tout rompre, Kathy collait à son dos. Il représentait sa seule chance de survie. Parce qu'elle ne se laisserait pas prendre vivante. Jamais plus.

Une migraine vrilla ses tempes. Elle cligna plusieurs fois des paupières pour chasser les larmes de douleur qui lui montaient aux yeux. Ce faisant, la nuit s'éclaircit. Elle voyait à présent presque comme en plein jour. Comment avaient-ils fait cela ?

Sur leur droite, l'hélicoptère les dominait d'une dizaine de mètres. Un morceau de plâtre sauta de la cheminée la plus proche. Ils leur tiraient dessus ! Des câbles tombèrent jusqu'au sol et des hommes se mirent à glisser. Deux, puis deux autres et deux de plus.

Gordon la tira à l'abri et la plaqua contre une paroi bétonnée. Ses yeux rougeoyaient dans l'obscurité, sa mâchoire s'était élargie et allongée, comme si sa mandibule s'était décrochée de son logement pour lui permettre d'ouvrir la bouche plus grand. Ce qui était sûrement le cas.

Lorsqu'il la regarda, il se figea un instant, puis annonça :

— Six, plus un ou deux tireurs dans l'hélico, c'est trop, même pour moi.

— On fait quoi ?

— Il faut que tu te rendes.

Elle se raidit. Les premiers ennemis touchèrent le sol et se mirent immédiatement à couvert.

— C'est exclu ! protesta-t-elle.

— Aie confiance. Nous devons gagner du temps.

— Que comptes-tu faire ?

— Improviser.

— Et s'ils m'emmènent sans que tu puisses les en empêcher ?

— Je ne les laisserai pas faire.

Elle le fixa longuement, cherchant à lire ses intentions sur son visage qui n'avait plus d'humain que le nom.

— C'est une promesse ? finit-elle par demander.

— C'en est une.

Dans le même temps, il cracha dans sa paume et la lui tendit. Elle n'hésita qu'un instant avant de serrer sa main. Au fond d'elle, elle savait que ce geste scellait leur destin commun. Seule la mort empêcherait Gordon de tenir parole.

— Ils nous contournent pour nous encercler, dit-il. Marche vers l'hélicoptère : ils ne tireront pas sur toi.

Il avait prononcé ces mots avec une telle assurance qu'elle ne tergiversa pas une seconde de plus. Elle se détacha du mur et s'élança en direction de l'appareil en vol stationnaire, mains levées en signe de reddition. Le souffle fouetta son corps, manquant de la faire trébucher.

Le projecteur se braqua sur elle, l'éblouissant.

Une voix retentit depuis l'hélicoptère :

— À plat ventre, mains derrière la nuque, chevilles croisées.

L'ordre la glaça. Elle l'avait entendu des dizaines de fois, des centaines mêmes. Elle devait adopter cette position lorsqu'ils entraient dans sa cellule. Si elle bougeait n'était-ce que d'un millimètre, l'aiguillon électrique se plantait dans ses reins et l'atroce brûlure la traversait. Encore et encore.

Ses jambes cédèrent et elle tomba à genoux.

— Obéis, Kathry.

Avec l'impression de mourir un peu, elle s'allongea face contre terre, entrelaça ses doigts sur sa nuque, croisa ses chevilles. Elle était sans défense.

Non. Gordon était là.


***

1 Rivière qui traverse Genève.


*****

Note de l'auteur : navrée de ne pas avoir réussi à publier un chapitre plus rapidement, mais entre la rentrée scolaire et la parution de mon nouveau roman ("Un Caillou au fond de la poche"), les journées filent à toute vitesse.

J'espère pouvoir vous offrir de nouveaux chapitres bientôt !

Bonne semaine à vous tous !

Exogènes - Le sang de la lignéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant