Exogènes - Le sang de la lignée

Chapitre 16

La première pensée qui vint à l'esprit de Gordon fut : « Impossible ! » La seconde : « Ça explique pourquoi le conseil a décidé de l'étouffer au lieu de l'éliminer. »

— Une chimère, comme dans la mythologie grecque ? demanda Kathy, perplexe.

Christobald secoua la tête :

— Oublie le mélange de lion, serpent, chèvre et dragon. En génétique, une chimère est un organisme qui possède plusieurs génotypes distincts. Ce qui signifie que ton ADN est formé à partir de la recombinaison de fragments d'exotypes divers.

— Les chimères sont un mythe, réagit Lilith.

— Tu te trompes, intervint Gordon. Elles sont bien réelles. Ou plutôt, elles l'étaient.

— Tu en as vraiment connu une ? demanda-t-elle d'un ton soupçonneux.

— Personnellement pas, mais l'un des Anciens de ma colonie m'a raconté que son maître...

Kathy leva les mains en un geste de protestation.

— Taisez-vous tous les deux. Christobald, continue.

Gordon en resta bouche bée. Tudieu ! Cela faisait près d'un siècle qu'aucune donzelle n'avait osé lui couper la parole. Lilith s'était figée, aussi stupéfaite que lui. La duchesse n'avait pas l'habitude qu'on lui parle ainsi. Pourtant, aucun d'eux ne protesta, trop intéressés par la réponse de Christobald. Son conflit intérieur se lisait sur son visage. Gordon comprenait son dilemme : au vu des circonstances exceptionnelles, devait-il trahir les ordres reçus de la Légion ou les respecter malgré tout et risquer de se faire tuer ?

La lueur de résolution qui traversa finalement son regard annonça à Gordon qu'il avait pris sa décision.

— Les exogènes ont activement traqué les chimères jusqu'au début du XXe siècle, déclara Christobald d'une voix monotone. Elles étaient réputées instables et dangereuses. La dernière mention d'une élimination figure dans les archives sécurisées de la Légion à la date du 21 janvier 1901. Elle ne comporte que deux lignes : le lieu, une brève description physique de la proie, son identité et celle du légionnaire chargé de la mission. Celui-ci est d'ailleurs décédé peu après dans un accident, comme les précédents chasseurs de chimères, malgré sa longévité théorique de plusieurs siècles. La documentation sur les chimères est mince. Certains rapports ont disparu, d'autres sont illisibles, comme si quelqu'un désirait les effacer de nos mémoires. Ce dont nous sommes sûrs, c'est qu'elles sont un mélange d'exotypes, et que chacune d'elles est différente des autres. Nul ne sait comment et pourquoi elles apparaissent. (Il s'interrompit un instant, avant de poursuivre.) Ton cas est particulier, Kathy : le Conseil est persuadé que tu n'es pas une chimère naturelle. Les forces anti exogènes t'auraient créée.

— Tu m'as dit qu'elle avait passé plus de neuf ans en captivité ! intervint Gordon. Comment pourrait-elle être issue de leurs labos dans ce cas ?

Christobald eut la décence de paraître gêné.

— Je ne vous ai pas tout dit... et ne compte pas combler mes omissions. Certains éléments, qui ne sont d'ailleurs pas pertinents dans ce qui nous occupe actuellement, ne vous concernent pas. Mais cela ne change rien au fait que Kathy n'est probablement pas une chimère naturelle. (Il s'adressa à elle, ignorant l'expression granitique du vampire.) Comme Gordon vient de te l'apprendre sans aucun ménagement, tu es restée entre les mains des forces anti exogènes depuis l'âge de quatre ans, jusqu'à tes treize ans. Tu as été découverte par hasard, au cours d'un raid de la Légion qui n'avait rien à voir avec ta captivité. Le Conseil n'a compris ce que tu étais que lorsque tu lui as été présentée. Pour des raisons que je n'évoquerai pas ici, ses membres ont décidé de renoncer à t'éliminer. Tes souvenirs ont été modifiés, tes capacités étouffées. Tu as ensuite été confiée à une famille d'accueil à l'exotype peu marqué, afin que tu ne te doutes pas de leur appartenance à l'humanité. Si tout avait fonctionné comme le Conseil le souhaitait, tu aurais vécu jusqu'à ta mort en ignorant ton identité réelle. Aujourd'hui, tout s'effondre.

Un silence de plomb tomba sur le bois, à peine troublé par le ronflement de la rivière. Abasourdi, Gordon prenait la mesure de ce qu'on lui avait dissimulé. Tudieu ! Son officier de liaison avait intérêt à avoir une bonne explication, faute de quoi il ne mangerait plus qu'avec des chicots. À ses côtés, Lilith dévorait Kathy du regard, comme si ses différents exotypes pouvaient se révéler d'un coup. La jeune femme, elle, donnait l'impression d'avoir reçu un sac de briques sur la tête. Tout ce qu'elle croyait savoir, tout son passé, s'effondrait. Rien de ce dont elle se souvenait avant ses treize ans n'était réel. Il ne s'agissait que de montages réalisés par le Conseil. Ses « parents » lui avaient menti, jour après jour, heure après heure. L'avaient-ils seulement aimée ?

Elle prit une inspiration tremblante avant de demander, d'une voix fragile :

— Tu veux dire que j'ai été créée... en laboratoire ?

Christobald répondit d'un hochement de tête.

— Mais pourquoi ? Si je vous ai bien compris, les forces anti exogènes comptent bien éliminer tout ce qui n'est pas humain. Alors, pourquoi ramener à la vie une race a priori disparue ?

— Nous avons plusieurs théories, dont la plus plausible et qu'ils envisagent de fabriquer des supers soldats, en mélangeant exotypes et humanité.

— Cela ne va-t-il pas à l'encontre de leur credo ? s'étonna Kathy.

Christobald pinça les lèvres. Gordon sourit intérieurement. La donzelle réfléchissait vite et bien.

— Effectivement, concéda le nécromancien. Nous pensons qu'ils ont finalement décidé de soigner le mal par le mal.

— Ce serait surprenant, intervint Gordon.

— Mais pas impossible, contra Lilith. Surtout après ce que nous venons de vivre ce soir. C'est la première fois qu'ils abandonnent leurs troupes derrière eux.

— Tu as raison. Il faut que nous avertissions la Légion.

Christobald secoua la tête.

— Très mauvaise idée, si je peux me permettre. Au vu du déroulement des événements, il est évident qu'il y a un traître dans l'organisation.