Chapitre 21

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Plongé dans l'esprit de Kathy, Gordon sélectionnait soigneusement les souvenirs à réactiver. S'il perdait le contrôle, s'il manquait de délicatesse, tous les blocages de la jeune fille risquaient de céder d'un coup. Cela, personne ne le souhaitait.

Avec précaution, il la guidait sur les chemins de la mémoire de ses treize ans. Il enregistra le trajet effectué à pied depuis cette porte dans la montagne en même temps qu'elle le parcourait. Elle marcha environ quatre cents mètres, sur un sentier à peine visible, jusqu'à une clairière. L'énorme 4X4 qui y patientait, aux roues démesurées capables de circuler sur les terrains les plus impraticables, n'avait pas de vitres à l'arrière. Les gardes la firent grimper à bord sans douceur, avant de l'enchaîner de manière à l'empêcher de bouger sa tête, ses bras et ses jambes. D'épais arceaux métalliques plaquaient son cou, ses poignets et son abdomen contre la paroi.

Enfoui dans ses souvenirs, Gordon percevait ses impressions, sans accéder à ses pensées conscientes. Elle se sentait piégée, sans défense, exposée comme papillon épinglé dans la boîte d'un collectionneur.

Elle patienta longtemps sur la banquette dure, dans cette position inconfortable qui lui engourdissait les membres. Enfin, deux autres exogènes furent amenés. Le premier était une femme de taille moyenne, aux cheveux blonds comme les blés, aux yeux verts comme les prairies au printemps, aux crochets venimeux déployés dans sa bouche entrouverte. Une échidna sous forme humaine ! Un exotype rarissime. Elle était maigre à faire peur et respirait avec difficulté. Les gardes l'enchaînèrent à côté de Kathy sans qu'elle n'oppose la moindre résistance.

Du second prisonnier, Gordon ne capta qu'une haute silhouette masculine, comme si Kathy était incapable de le détailler. Il n'en restait qu'un bouillonnement de vapeur sombre, qui esquissait tantôt des cheveux longs, tantôt une barbe hirsute, tantôt des épaules larges, tantôt un regard polaire. Le pouvoir tourbillonnait autour de l'homme, sauvage, primitif. Un métamorphe.

Si son aspect demeurait indiscernable, en revanche, le collier et les brassards de vif-argent qu'il portait au cou, aux poignets et aux chevilles lui apparaissaient clairement. Leur métal était gravé de runes magiques. Pire encore, des clous de ce même alliage avaient été enfoncés dans les muscles de ses cuisses et de ses bras, entre ses côtes, dans ses tempes. La souffrance devait le crucifier, pourtant, il se tenait droit sans piper mot. Une force dangereuse émanait de lui. Les hommes qui l'encadraient étaient armés de poignards de Vedra. Le sang qui maculait les lames indiquait qu'ils avaient déjà servi.

Derrière les relents de transpiration et de crasse accumulée que l'exogène répandait, Kathy capta un effluve doucereux, écœurant. Elle reconnut celui de la drogue qu'ils utilisaient pour la mater. Mais pour que l'odeur la fouette ainsi, la dose qu'ils lui avaient injectée devait être capable d'assommer un éléphant en pleine charge.

De la pointe de leurs armes, les gardes le poussèrent à s'asseoir face à elle. Il lutta pour rester debout jusqu'à ce que l'un d'eux lui porte un coup vicieux derrière les genoux. Le cliquetis des chaînes qui se refermaient marqua la fin de sa résistance.

Durant un instant, le brouillard qui masqua la tête du prisonnier s'éclaircit. Gordon entraperçut son visage déformé par les coups reçus et noyé par une masse de cheveux emmêlés et de barbe broussailleuse. Il le vit tendre le cou vers l'avant autant que son collier le lui permettait et humer l'air, la bouche entrouverte, à la manière d'un animal. Pas celle d'un canidé, non ; plutôt d'un félin. Ses muscles se raidirent, puis se détendirent. Kathy l'attirait autant qu'elle l'apaisait.

Gordon sentit monter une peur primale en elle. Son organisme s'emballa, répandant une tempête de phéromones alentour, tant dans ses souvenirs que dans la réalité actuelle. Il entendit de loin l'avertissement de Lilith : elle entamait sa transformation. Il devait la rassurer pour l'interrompre. Avec toute la délicatesse dont il était capable, il berça l'esprit de la jeune fille pour l'apaiser. Elle ne risquait rien, il était avec elle, il la protégerait. Lorsqu'elle se calma, il la poussa à se focaliser sur les autres sensations que celles liées à cet exogène : le temps qui s'écoulait, les cahots qui secouaient le 4X4, la pente, les bruits du moteur et de l'extérieur. Pour les odeurs, c'était raté : la puanteur qui émanait du prisonnier dominait tout le reste.

Un son étrange, étouffé par l'habitacle, capta soudain son attention. Le téléphérique ! Quand Kathy avait treize ans, seul celui qui reliait le village de Zinal à la station de ski de Sorebois était en fonction. Ils tenaient leur direction. En insistant un peu, il pourrait affiner...

— Arrête, Gordon, entendit-il. Maintenant.

L'urgence qui pointait dans la voix de Lilith le convainquit d'abandonner.

Tout en délicatesse, il relâcha son emprise sur l'esprit de Kathy. Il eut le sentiment de laisser glisser un filet d'eau entre ses mains. Lorsque la dernière goutte fila entre ses doigts, Kathy prit une longue inspiration, comme si elle avait retenu son souffle depuis une éternité.

Leurs regards se séparèrent, coupant leur lien si brusquement qu'un claquement sec résonna dans sa nuque, tel une corde de violon qui se rompait. Les yeux de Kathy avaient pris une teinte bleu électrique et sa peau avait pâli, devenant presque translucide. Ses veines traçaient un réseau d'ombres sur son visage et dans son cou. Son menton s'était légèrement affiné, ainsi que son nez et ses oreilles, dont la bordure s'étirait à présent en pointes, donnant à ses traits un aspect éthéré. Gordon la contempla, fasciné. Jamais, il n'avait croisé d'exogène similaire.

Elle inspira à nouveau profondément. Lentement, son visage reprit son apparence habituelle.

Exogènes - Le sang de la lignéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant