Chapitre 2.

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San Giuliano, à quelques kilomètres de Marengo.

Avec sa redingote grise un peu usée et maculée de boue, la main droite insérée dans une poche à hauteur de sa poitrine, Napoléon tentait tant bien que mal de contenir tout le désarroi et la crainte que l'issue de la bataille lui procurait. En ce début d'après-midi, il scrutait l'horizon gris et ses vastes plaines à la recherche d'un quelconque signe de Desaix.

Son destin reposait sur les épaules de ce général, au courage de fer. Le Premier Consul savait bel et bien qu'il pouvait compter sur lui, mais quand ? Une fois la bataille perdue ? Une fois tous les grognards exécutés ? Ou, comme l'espérait Bonaparte, quand ils défileraient tous les deux, victorieux dans les rues de la capitale, paradant comme des princes ?

« Mon général ! Mon général ! »

La silhouette de son aide de camp se rapprochait au fur et à mesure que sa voix se faisait plus audible. Mais Napoléon était absorbé par l'homme qui filait à toute allure. Cheval au galop, les cheveux flottant dans le vent, nul doute quant à son identité. Bonaparte esquissa un léger rictus du coin des lèvres, puis, fait rare pour le souligner, il ne put réprimer un sourire plus large.

Le général Desaix avait fait plus vite, beaucoup plus vite même qu'il ne l'avait escompté. Arrivant à sa hauteur, il posa pied-à-terre et donna la bride de son cheval à un aide de camp.

« Laissez souffler ma bête, soignez-la aussi. Elle est d'une vigueur sans réserve. »

Il se tourna vers Bonaparte, détacha les deux plus hauts boutons de sa redingote noire sous l'effet de la chaleur, puis joignit ses mains dans son dos.

« Mon général, j'ai fait au plus vite. Aux premiers sons de canon dans la matinée, j'ai ordonné à mes hommes de faire route vers Marengo.

Les deux hommes se tenaient mutuellement en haute estime. Les yeux dans les yeux, ils purent lire ce que chacun avait vécu comme péripéties qui, quoique différentes, étaient d'un drame équivalent. Napoléon tendit un bras que Desaix serra avec vigueur, et tous deux se firent une accolade chaleureuse. Les hommes furent stupéfaits. Il était rare que des chefs de guerre – que de tels chefs de guerre – fassent preuve d'affection aussi ouvertement. Après cette étreinte, Napoléon brisa le silence.

— La situation est plus délicate que je ne l'escomptais. Mais je n'avais pas imaginé vous voir vous et votre division avant ma mort, et celle de mes hommes. Les Autrichiens pensent avoir remporté cette bataille. En ce moment même, ils s'imaginent déjà triomphants, tenant à bout de piques les têtes de mes généraux, et me traînant enchaîné à l'arrière d'un cheval. L'optimisme les gagne. Ils s'estiment triomphants. Desaix, les Autrichiens pensent remporter une bataille qu'ils viennent de perdre à l'instant. »

Napoléon tapota l'épaule du général et se plaça sur une légère butte, face aux hommes.

« Messieurs ! Mes hommes, mes amis !

Les hommes se mirent en face de Bonaparte, prêts à écouter un discours qu'ils attendaient depuis la matinée. Ils avaient fini par perdre confiance sans toutefois discréditer leur général en chef.

— Le courage et la pugnacité dont vous avez fait preuve vont porter leurs fruits. Depuis la première heure du matin, l'Autriche nous assomme. Mais elle ne nous a pas encore tués. Voyez, messieurs, voyez Marengo et les Français qui y sont morts. Aucun d'entre vous n'est responsable, pas même Dieu.

Les hommes se regardaient hagards. Pour la première fois de la journée, ils furent cependant réconfortés par ces quelques mots qui étaient, à leurs yeux, la preuve que le Premier Consul ne les oubliait pas.

— Mais si l'erreur est du possible de l'Homme, le courage et l'esprit de révolte sont le fait d'une nation et de tout un peuple. C'est ce peuple de France que vous défendez brillamment. Que les morts ont défendu. Vous messieurs, par votre dévotion sans précédent, vous seuls pouvez compenser l'erreur dramatique de votre général.

Les yeux des grognards devinrent animés d'une lueur d'espoir, une lueur belliciste, une lueur de fierté et d'orgueil. Leur général les flattait.

— Désormais, et avec l'aide de Desaix, symbole du courage de cette armée, nous allons porter le coup fatal à l'ennemi. Nos corps déferleront vers les leurs avec animosité et hargne. Nous les transpercerons de nos baïonnettes, nous les aplatirons avec nos chevaux et nous les anéantirons avec nos canons.

Napoléon sortit soudain son sabre de son fourreau tel que l'avait fait Desaix quelques minutes plus tôt, mais le laissa pointe vers le sol, le long de sa cuisse droite.

— Vous vous battez ici pour vos femmes, pour vos enfants et pour vos frères d'armes. Soyez dignes de la France, comme vous ne l'avez jamais été.

La troupe fut haranguée et cria d'une seule et même voix à la gloire de leur général. Celui-ci brandit soudain son sabre, fendant le ciel.

— Au combat ! Formez les rangs ! »

Les Ames mortesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant