Chapitre 6.

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Voilà moins d'un jour qu'ils étaient repartis avec le regroupement, dans lequel l'officier Delarue en personne leur faisait l'honneur de les accompagner ; la fatigue se faisait déjà ressentir parmi les hommes. Quand il regardait dans quel état étaient certains de ses compagnons, Eusèbe avait l'impression d'avoir une bonne étoile, un genre de Bon Dieu qui veillait sur lui. Pas mal d'entre eux avaient des membres amputés, ce qui rendait leur avancée difficile. Lui s'en tirait plutôt bien, même si son épaule et parfois même sa cuisse lui faisait pousser des jurons ; mais au moins, ses membres étaient toujours attachés à son grands corps, robuste et bien proportionné.

Mais plus que la fatigue, c'était surtout la faim qui les torturait. Les collations de la matinée avaient été bien frêles, compte tenu de la distance à parcourir et des difficultés que le regroupement allait devoir ensuite surmonter. Et dire que nous allons devoir franchir une nouvelle fois les Alpes... Quand les hommes avaient été en bonne santé, la situation avait été délicate lorsque Napoléon avait entrepris de leur faire franchir cette immense barrière naturelle ; mais avec tous ces éclopés dans leurs rangs désormais, elle risquait d'être dramatique. Ainsi, pour pallier les manques de vivres, Eusèbe marchait en compagnie d'un autre homme, avec lequel il chassait tout ce qui pouvait être chassé.

Assis par terre sur un chemin sec et réchauffés par le soleil, les deux faisaient une halte en bordure de la petite ville d'Ivrée, comme la plupart des hommes. Face à lui, une brindille dans la bouche, son compagnon paraissait bien petit. Un simple coup de vent suffirait pour le renvoyer à Paris sans même avoir à franchir les Alpes. Ses cheveux bruns et courts étaient proprement coiffés sur le côté, son regard malin mais observateur auscultait avec attention l'arme qu'il démontait et qu'il nettoyait, et son uniforme était bien trop grand pour lui. Sans vraiment expliquer pourquoi, Eusèbe s'était pris d'affection pour lui.

« Tu viens d'où ? lui demanda-t-il.

Il releva la tête vers lui et se gratta légèrement sous le menton avec sa main droite.

— Je suis du Mans. C'est une petite ville de province, calme.

— Je connais un peu de nom, oui.

— Toi, d'où viens-tu ?

— Paris, comme la plupart, je crois. Tu as de la famille à retrouver, quelque part ?

Ni femme ni enfant, encore moins de parents, le gosse était seul, malgré son jeune âge.

— Désolé, s'excusa Eusèbe.

Son regard changea, mais Eusèbe ne comprit pas pourquoi.

— Ça ne fait rien, laisse, lui répondit-il. »

Il était devenu hargneux, crispé. Son visage étai rougi, mais d'agacement.

« Tu t'en es sorti comment de tout ça ? demanda Eusèbe, cherchant à l'apaiser.

— En me battant, lui répondit-il sèchement, en tuant aussi. Beaucoup.

— Le sang séché sur ton cou là... »

Il tendit son bras pour désigner les taches rougeâtres, mais le jeune homme l'écarta violemment d'un revers de la main.

« Eh du calme ! s'empressa-t-il.

— Alors t'occupes.

— Tu as quel âge ?

— Qu'est-ce que ça peut te foutre ?

— J'aime bien connaître ceux ou celles avec qui je voyage, rien de plus.

Le jeune homme reposa un instant son chiffon sur son genou et posa son arme contre le rocher.

Les Ames mortesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant