Chapitre 6

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Le monstre s'arrêta également, sans que la jeune femme n'y fasse attention. Il pencha la tête de côté, comme pour chercher à comprendre ce qui se passait. Comme pour évaluer ses réactions.

Mais la jeune femme s'en moquait.

Elle venait d'avoir une vision. Une expérience de déjà-vu. Une réminiscence. Peu importait le nom du phénomène qu'elle expérimentait.

Elle venait de communiquer clairement avec son inconscient. Ce qu'elle avait vu était si clair, si net, qu'elle crut un instant avoir réellement remonté le temps.

La scène avait eu lieu quelques jours après avoir acheté la maison. Elle était venue accompagnée de deux ouvriers, qui portaient une lourde porte de bois renforcée de métal. Elle-même les suivait en souriant, un gros verrou bien solide à la main, gracieusement offert avec ses achats.

Un gros verrou, solide, épais, rassurant. Garanti inviolable.

Jamais elle n'aurait d'elle-même acheté ce verrou, s'il n'avait pas été offert. Jamais elle n'aurait choisi ce modèle de porte renforcé si elle n'avait pas été en promotion.

Elle se souvenait du vendeur. Un homme d'une quarantaine d'année, souriant et blagueur. Ils avaient discuté un peu, et en lui remettant le verrou, il s'était mis à rire.

Il lui avait dit qu'elle pourrait protégé son intimité en toute sécurité.

Evangeline avait ri en retour. Et tout le long du trajet pour rentrer chez elle, elle avait gardé le sourire aux lèvres.

Les ouvriers qui étaient venu poser la porte avaient ri également. Eux aussi avaient plaisanté. L'un avait sifflé en voyant le verrou avec un commentaire appréciateur. Quelque chose comme "Du travail d'artiste".

Là encore, Evangeline avait ri.

Elle se souvenait avoir pensé qu'elle aurait un fou rire à chaque fois qu'elle passerait prêt de cette porte, et de ce verrou. Elle ne savait même pas comment elle avait pu oublier...

Avant qu'Evangeline ne puisse réagir, ou réfléchir à ce qu'elle venait de penser, un autre souvenir l'envahit.

Cette fois, elle visitait la maison pour la première fois en compagnie d'Ana. Elles n'étaient pas encore amies, c'était la première fois qu'elles se rencontraient.

Elles avaient sympathisé tout de suite, et Ana avait commencé la visite en lui apprenant que malgré le prix dérisoire de la maison, les meubles étaient compris. Les descendants des propriétaires voulaient absolument vendre pour s'en débarrasser.

Ana avait fait une plaisanterie, Evangeline n'arrivait plus à se rappeler quoi exactement. Mais elle se souvenait parfaitement qu'elles étaient entrées dans la chambre en riant toutes les deux.

Ana lui avait montré les travaux qu'elle aurait à faire. Changer la fenêtre pour quelque chose de plus moderne pour améliorer l'isolation. Refaire la tapisserie, bien trop vieillotte.

Ana lui avait montré également une porte à changer, car bien trop abîmée pour être conservée en l'état.

Evangeline entrevit son salut. Elle éclata de rire. Un rire saccadé, hystérique, mais cependant un rire de soulagement.

Le monstre s'immobilisa interdit. Evangeline s'imagina voir une lueur d'inquiétude passer dans les yeux de l'animal.

Quoi qu'il en soit, il ne pouvait pas savoir.

La chose ne pouvait pas connaître l'autre pièce attenante à la chambre.

Une pièce dont la porte avait été abîmée par le passage des années. Et Evangeline s'était occupé en premier lieu de faire changer la porte. Le trou béant au milieu de sa chambre la rendait nerveuse.

Un ouvrier hilare avait remplacé l'ancienne porte trop fragile par celle qu'elle avait achetée. Et il avait posé le verrou disproportionné fourni avec. Un verrou neuf et parfaitement huilé.

Une pièce cachée, invisible de l'extérieur. Une pièce construite pour une raison mystérieuse, vide, contenant uniquement un lavabo.

"Du travail d'artiste" selon l'ouvrier. Une pièce parfaitement dissimulée, indécelable.

Des années après la construction de la maison, la pièce mystérieuse attenante à la chambre allait avoir une fonction : sauver la vie d'Evangeline. La jeune femme ne pensait pas que ça avait été l'idée première de l'architecte en ajoutant cette minuscule surface à la chambre...

Evangeline fit un nouveau pas, mais sur le côté cette fois. Elle n'essayait plus d'atteindre la porte de la chambre. Sa destination était tout autre. Elle se glissait sur le mur faisant face au placard.

Un mur duquel elle avait arraché l'horrible papier peint dans l'optique de peindre les murs en blanc.

Sans cela, la porte récemment posée aurait été parfaitement visible. Mais le peu qu'elle avait fait suffisait à la masquer totalement. Un heureux hasard. Un coup de chance inespéré.

Le monstre ne comprit probablement pas sa stratégie. Il grogna, avant de s'immobiliser, tête penchée. Mais après tout, sa proie ne fuyait pas. Elle reculait lentement, vers un mur immaculé. Aussi, il étrécit ses paupières, ses yeux rouges sang se réduisant à deux fentes.

Evangeline lui imagina un air... désemparé, perplexe. Et elle éclata de rire. Cette fois, il s'agissait d'un rire plus naturel, presque joyeux. L'hystérie l'avait quitté. Elle savait maintenant qu'elle pouvait s'en sortir.

Elle allait vivre.

Son rire attira l'attention du monstre qui dressa ses oreilles. Evangeline sut qu'il avait compris qu'elle avait trouvé une façon de lui échapper. Il avait deviné qu'elle avait maintenant une chance.

Evangeline glissa de nouveau sur le côté. Un premier pas. Puis un second.

La porte était maintenant dans son dos. Parfaitement dissimulée.

Il ne lui restait plus qu'à ouvrir la porte, il lui suffisait de passe ses doigts dans la légère fente et de tirer pour accéder à son salut.

Le monstre fit un pas en avant.

Evangeline passait ses doigts frénétiquement dans son dos, essayant de ne pas montrer sa fébrilité.

Le soulagement d'avoir trouvé sa porte de sortie s'évapora lorsque l'odeur du monstre la prit à la gorge. La jeune femme aurait presque pu toucher sa fourrure rêche en se penchant en avant et en tendant la main.

Le monstre s'immobilisa et souffla.

Son haleine était terrible. Une odeur de pourriture, de décomposition. Une odeur écœurante, qui ne pouvait pas appartenir à quelque chose de vivant, à quelque chose de réel.

C'était probablement l'odeur universelle des monstres, l'odeur du mal.

Evangeline jeta la tête en arrière pour échapper à ce souffle putride, qui l'amenait au bord de la nausée.

Son geste l'amena à contempler la chose dans les yeux. Elle tressaillit en se trouvant face à ces pupilles couleur du sang frais, dans ce regard plein de folie.

Evangeline cessa immédiatement tout mouvement, paralysée.


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