Où être écrivain peut être difficile...

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"Certaines fois, je mets de la musique dans ma maison vide, pour me sentir moins seul. 

J'ai joué quelques notes ce matin. Cela remonte à quelques mois, la dernière fois que j'ai réellement fait de la musique. Quatre, peut-être cinq. J'ai joué réellement. Avec mes mains presque rouillées. Plus habituées à taper des notes sur un clavier, elles avaient oublié le mouvement. Qu'en est-il de mon cerveau ? Il est sans doute rouillé lui aussi. C'est sans doute un peu brouillon. Ce que j'ai joué. Je le réécouterais plus tard, en allant me coucher, peut-être, si je n'oublie pas. 

J'entendais la bouilloire siffler sur le gaz et j'ai sorti du miel et du lait pour accompagner ma tasse de thé. Il faisait gris dehors. L'automne était bien installée, les feuilles mortes tombaient en toute poésie et délicatesse comme si leur dernier souffle était un acte de beauté pure. J'ai soufflé sur ma tasse de thé, la portant doucement à mes lèvres. J'avais les épaules un peu courbaturées. Hier, il avait fait beau. Un beau soleil, qui réchauffe le visage et sèche un peu l'herbe. Elle était drôlement verte, l'herbe, gorgée d'eau et de chlorophylle. Elle avait retrouvé sa candeur après la sécheresse de l'été. J'avais ramassé des pommes, les courges que j'avais dans le potager aussi et quelques châtaignes, là-bas, dans le petit bout de bois que j'avais au fond de mon jardin. Cela m'avait épuisé. Comme si chaque effort me tiraillait un peu plus vers la mort. 

Les notes de violons puisaient dans les pierres des murs de ma maison, une acoustique incroyable. Je n'étais plus seul. Je n'étais plus perdu, solitaire, dans ma maison dans la forêt. 

J'entendais le feu de la cheminée crépiter et à l'intérieur de moi, tout était si apaisé. J'allais mourir. Bientôt. Je le savais. J'étais malade. Une maladie trop implantée en moi pour être curable. Des petites boules dures s'étaient développées dans mon corps. Des métastases. Et chaque mouvement me devenait douloureux. J'allais mourir. Je le savais. Et aussi triste cela pouvait-il paraître, j'allais mourir seul. Ici. Dans cette maison qui m'avait vu naître, grandir, partir, revenir, me construire et finalement, elle allait me voir rendre mon dernier souffle. 

Peut-être que c'était mieux ainsi. J'étais seul et l'abominable fatalité de l'existence ne me dérangeait pas plus que ça, désormais. Rien n'était mieux qu'une scène comme celle-ci pour rendre mon dernier souffle. 

Une tasse de thé renversée sur le parquet en chêne, un corps d'humain malade, étalé pitoyablement sur le sol. Un souffle qui se coince puis qui s'échappe pour ne jamais revenir. Et la mort qui nous fauche avec sa dextérité hors du commun. Le feu crépite encore et les yeux se ferment... Tout est fini." 

Un point final. 
J'ai refermé mon stylo d'un coup, j'ai soufflé et je me suis dit que c'était bien nul comme fin de roman. Pitoyable même. Mon génie s'était fait la malle depuis quelques temps, quelques mois plutôt. Et j'avais du mal à écrire. Ma créativité était au plus bas. Je n'écrivais pas. Ou du moins, rien de bien folichon, comme dirait ma mère. Mais mon éditrice m'avait appelé ce matin. Elle voulait que je lui envoie avant lundi prochain les trois derniers chapitres de mon roman. Quoi de mieux que de terminer son roman par la mort du héros ? Un classique me direz-vous. Oui, je jouais sur la facilité. J'avais besoin de sous. Il faut le dire. Auteur, ça ne rémunère pas réellement. Et vu les réformes actuelles du gouvernement, vis à vis de la retraite et de la part de cotisations, je suis loin de rouler sur l'or. Je vais relire le tout, ce soir, dans mon lit et je déposerais ça chez mon éditrice lundi. Connaissant son style et ses humeurs actuelles, elle est capable de me dire que c'est la plus belle fin que j'ai écrite. 

J'ai fermé mon carnet et j'ai fourré toutes mes affaires dans mon sac, finissant rapidement les restes de café dans ma tasse. Froid. Amer. C'était désagréable. J'ai grimacé. J'ai attrapé deux trois sachets de sucre en plus et je les ai mis dans ma poche de veste. Oui, j'en étais venu à ça. A récupérer n'importe où, tout ce que je pouvais, pour mettre un peu de douceur dans ma vie. J'ai laissé quelques pièces sur la table et j'ai sorti mon plus beau sourire à la serveuse avant de disparaître. 

Poisson SolubleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant