Partie 2 - Le masque d'argent

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Gaïa se sentait comme entraînée dans un tourbillon d'euphorie, alors qu'elle virevoltais dans un rock endiablé. Sa partenaire menait la danse avec art, et elles tournaient, se croisaient, s'éloignaient pour se rejoindre sans la moindre hésitation. Leurs mains se nouaient et se dénouaient, mais leurs yeux ne se détachaient jamais.

Malgré les masques, Gaïa sentait les regards qui convergeaient vers elles. Comme inspirée par l'admiration qu'elle provoquait, sa mystérieuse partenaire lui glissa une question à l'oreille :

« Prête pour un porté ?

-On ne dit jamais non à une occasion de briller ! » fit-elle, oubliant son manque d'entraînement – cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas dansé le rock avec un tel entrain.

Elle s'éleva pourtant dans les airs avec facilité, fermement soutenue par les mains de sa partenaire, pour rejoindre le sol avec grâce en même temps que les dernières mesures du morceau retentissaient. Il y eut pour elles quelques applaudissement admiratifs, puis les couples se dispersèrent et un nouvel air commença, mais Gaïa ne remarqua rien de tout ça.

Elle était captivée par l'étreinte de la jeune femme, qui ne s'était par relâchée à la fin du porté, et se prolongeait malgré la fin de la danse. Immobiles et silencieuses, les deux femmes restaient face à face comme si le temps s'était figé. Puis la mystérieuse danseuse se pencha vers Gaïa.

« Tu as envie d'entendre un compliment ? »

Gaïa déglutit.

« Toujours » Sa voix était étrangement rauque.

« Tu es ravissante. Je meurs d'envie de voir ce que cache ton masque. »

Gaïa ne put rien répondre : après cette troublante déclaration, la jeune femme avait relâché son étreinte.

« A plus tard, peut-être » fit-elle avec désinvolture, par dessus son épaule, alors qu'elle se fondait dans la masse des danseurs.

Comme sonnée par l'intensité de ce dernier échange, Gaïa avait rejoint le bar, où elle retrouva aisément Marcia. La lumière colorée de la piste de danse se reflétait sur les tuyaux de cuivre qui leur faisaient face, sur le bois poli du comptoirs, et même sur les verres glacés de leurs cocktails.

« Qui est cette fille avec qui tu dansais ? Demanda Marcia d'un air entendu.

-Tu nous as vues ?

-Tout le monde vous a vues, vous étiez époustouflantes. Mais réponds-moi, est-ce que je la connais ?

-Aucune idée, fit Gaïa avec dépit. Je n'ai aucune idée de qui c'est, mais je pense qu'on ne s'est jamais vues.

-Elle ne t'a pas dit son nom ? Donné son numéro ?

-Non. »

Le visage de Marcia affichait un mélange de surprise et de dépit qui faisait très exactement écho aux sentiments de Maïa. Elle se pencha un peu plus près d'elle et baissa la voix.

« Tu n'as pas essayé de connaître son nom avec... Tu sais, ton petit talent personnel.

-Marcia ! Ne parle pas de ça ici, siffla Gaïa. Je ne veux pas me faire repérer, je te rappelle. Tu n'as rien dit à ton Grégoire, j'espère ? »

Marcia rougit légèrement, mais elle ne se démonta pas.

« Évidemment que non. Je ne vais pas te remercier de ton cadeau en révélant tes secrets, fit-elle en effleurant la pierre qui pendait à son cou. Ça marche super bien d'ailleurs, ça fait deux semaines que je n'ai plus touché une cigarette.

-N'oublie pas que le charme renforce ta volonté, mais qu'il ne te protège pas de toute tentation. Il ne faut pas baisser ta garde trop vite.

-Aucun risque, fit Marcia avec un clin d'œil. Mais ne changeons pas de sujet. Je suis sûre que tu peux trouver un moyen discret de retrouver cette fille. »

Gaïa allait répondre, quand Grégoire s'accouda au bar à leurs côtés.

« On ne danse plus les filles ? Je pensais vous retrouver sur la piste, moi !

-On faisait juste une petite pause, répondit Marcia en souriant. On y retourne à la prochaine chanson !

-Pas moi, dit Gaïa, je vais reprendre à boire. Mais ne m'attendez pas, on se retrouvera sur la piste. »

Marcia réajusta son masque, qu'elle avait décalé pour boire son verre, et prit la direction de la grande salle de danse.

« A tout à l'heure, alors ! » fit-elle en prenant le bras de Grégoire.

Quand son amie fut hors de vue, Gaïa poussa un léger soupir, puis glissa la main entre les pans de sa robe à paillettes. Elle extirpa de sa poche une fine cordelette rouge, en s'assurant que personne ne faisait attention à elle. Puis, d'un geste léger, alors qu'elle feignait de regarder les décorations animées du bar – plusieurs automates déguisés en démons s'animaient devant les curieux – elle commença à nouer la corde.

« Trois nœuds, souffla-t-elle, pour l'invocatrice. »

Ses doigts tordaient la corde avec habileté, formant des boucles complexes qu'elle resserrait doucement.

« Trois nœuds, pour les divinités d'en bas. Trois nœuds pour les divinités d'en haut. »

Une figure se dessinait à mesure que la corde s'enchevêtrait sur elle-même.

« Je noue pour le regard, je noue pour la voix, je noue pour le souvenir. »

Sur ses dernières paroles, la figure s'acheva dans un bref éclat de lumière. Gaïa tressaillit : elle avait espéré que le sort serait plus discret. Heureusement, personne ne semblait avoir rien remarqué. Elle se sourit à elle-même et se leva en direction de la piste de danse:maintenant elle était certaine qu'elle reverrait la danseuse au masque argenté. Le talisman la guiderait.

Finalement, se dit-elle en se frayant un chemin entre les danseurs, elle avait fait exactement ce que Marcia lui avait suggéré, même si elle ne tenait pas à l'admettre devant son amie. Habituellement, elle pratiquait la magie à l'abri des regards, mais il fallait que le charme soit noué sur place pour qu'il fasse effet. Ce n'était qu'une petite entorse à sa prudence habituelle, après tout.

Comme beaucoup de sorcières, Gaïa accordait une importance suprême à la discrétion. En premier lieu parce que si la teneur de ses activités venait à être connue, il lui faudrait composer avec une horde de fâcheux. Il était connu que même en commençant par prodiguer quelques conseils à des amis discrets, on se retrouvait en un rien de temps à gérer des requêtes d'une ampleur démesurée : du superstitieux avide de conseils on passait à la commande d'enchantements de haut vol, quand il ne fallait pas éconduire d'aspirants conspirateurs. Certes, certaines sorcières faisaient commerce de leurs aptitudes, prenant le risque de s'exposer publiquement, mais la plupart préféraient rester dans l'ombre. Il n'était d'ailleurs pas rare que des individus mal intentionnés se mêlent à la foule des clients, guettant l'opportunité de frapper les ensorceleuses à l'instant où elles baissaient la garde.

En effet, la prudence des sorcière venait surtout de la convoitise qu'engendrait leur lien privilégié avec les esprits. Pour accroître la puissance de leurs décoctions, les nécromanciens aimaient à les enrichir du sang des ensorceleuses, ce qui en faisait un ingrédient de grand prix. Les chasseurs de sorcières n'avaient aucun scrupule à laisser leurs victimes agoniser, exsangues, après avoir collecté une quantité de sang abondante à revendre au marché noir.

C'était indubitable : il valait mieux pratiquer la sorcellerie à l'abri des regards.

Toutefois, ces pensées étaient loin de tourmenter Gaïa, alors qu'elle rejoignait Marcia au milieux des danseurs masqués. Elle laissa la musique l'entraîner, ondulant avec grâce, se fondant aisément dans cette ambiance d'ombre et de clarté. Au fond de sa poche, les nœuds du talisman rouge brillaient discrètement, et plus loin, la femme au masque d'argent revenait vers elle.

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