Partie 4 - La réception

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C'était un soir brumeux de novembre, dans la chaleur étouffante du palais de Néolys. Le Prince balayait d'un regard vaguement ennuyé son immense salle de réception. Depuis son trône, il surplombait le parterre bariolé et bavard que formaient ses sujets. Leur défilé, au cours duquel ils donnaient à voir leurs ouvrages, avait pris un tour monotone.

Pourtant, parmi eux, une femme à la chevelure de jais et au regard émeraude se distinguait par sa beauté. Lorsque ce fut son tour d'exposer son présent au souverain, les conversations se turent brutalement : elle avait franchi les marches qui séparaient les courtisans du trône princier, pour esquisser une brève révérence à quelques centimètres de son hôte. Légèrement surpris, il avait regardé l'impertinente bafouer les usages sans prononcer un mot, comme curieux de voir jusqu'où elle irait dans la provocation.

« Vous manquez à l'étiquette, gente dame » observa-t-il aimablement, en levant les yeux vers elle sans bouger de son siège.

« J'aime à penser que vous me le pardonnerez, altesse, souffla-t-elle avec un haussement de sourcils.

-Ainsi donc, vous espérez que j'aurai la patience d'accorder mon oreille à une invitée aussi impertinente ?

-Toute impertinente que je sois, mes yeux risquent de vous manquez cruellement, si je venais à m'éloigner trop longtemps. Vous êtes en train de vous éprendre violemment de moi. »

Plusieurs exclamations choquées se firent entendre, mais le prince ne répondit pas. Son regard, légèrement vitreux, s'était fixé sur la mine hautaine de la jeune femme. Les gardes du palais se rapprochèrent, méfiants, tandis qu'il la contemplait silencieusement. Sur le revers de son costume, un rubis taillé en forme de larme reflétait l'éclat des chandeliers.

« Vous avez donc eu l'audace de venir jusqu'à moi, dit-il finalement. Je pensais que la sorcière cherchait à m'effrayer en parlant de vous. »

La jeune femme eut un mouvement de recul, comme si ces paroles l'avaient giflée.

« Gardes, saisissez-vous d'elle, ordonna le prince avec désinvolture. L'usage des envoûtements vampiriques est interdit, a fortiori sur le prince régnant. J'admire tout de même la tentative. »

Elle esquiva les gardes d'un mouvement souple, et se précipita hors de la salle d'audience. Sa course était d'une vitesse surnaturelle, mais les gardes surmontèrent vite leur surprise pour s'élancer à sa poursuite dans les couloirs du palais.

Profitant de son avance, la jeune femme s'était précipitée jusqu'à une haute fenêtre, qu'elle ouvrit à la volée. Elle se pencha si fort en avant qu'elle vacilla et manqua de se précipiter dans le vide, mais elle parvint à se retenir de justesse au cadre de la fenêtre, en poussant un juron sonore.

« Quel manque d'élégance ! » fit une voix moqueuse, à côté d'elle.

Gaïa la contemplait avec un sourire triomphal, perchée sur un balais, à plusieurs mètre du sol.

« Pourquoi je ne peux pas voler ?! Tu as piégé le château ? s'écria Cornelia, des accents de panique dans la voix.

-J'ai posé des sceaux d'inviolabilité sur les murs du palais, à la demande du prince. En plus du talisman de protection évidemment. Tu as dû le remarquer, sur le costume du Prince, il est particulièrement réussi. »

Les voix des gardes se firent entendre, depuis le fonds du couloir.

« J'imagine que tu as autre chose à faire que discuter, en ce moment. Tu ne veux pas faire un petit vol avec moi ? Demanda Gaïa.

-Pourquoi est-ce que tu m'aides ? Demanda Cornelia avec méfiance.

-Si tu préfères que les gardes t'arrêtent... »

La remarque fit mouche, et la jeune femme enjamba la fenêtre d'un geste vif. « Fais-moi de la place sur ce maudit balais ! »

Lorsque les gardes arrivèrent jusqu'à la fenêtre, ils ne virent rien de plus le ciel étoilé, et reprirent leurs recherches. Au dessus d'eux, les deux jeunes femmes filaient avec légèreté vers l'horizon.

Il fallut quelques temps, et que le palais ne soit plus qu'un point vaguement lumineux au lointain, pour que la conversation reprenne.

« Pourquoi tu m'as aidée ? » demanda Cornelia, les bras fermement agrippés à de la taille de Gaïa.

« Les tentatives d'envoûtement sur le prince sont punies très sévèrement, tu sais ? Le dernier qui a essayé s'est fait amputer les deux mains, si je ne m'abuse.

-Je ne vois pas en quoi ça te concerne. Tu ne viens pas de me tendre un piège en plein milieu du palais royal ?

-Tu es assez mal placée pour me faire des leçons d'honnêteté, je crois, siffla Gaïa. C'est vrai que je t'ai mise en mauvaise posture, mais il fallait bien que le prince voie que le talisman que je lui ai offert était efficace contre tes envoûtements. Et puis après il m'a demander de sceller les sorties. Je ne pouvais pas vraiment refuser, il a été très généreux avec moi.

-Qu'est-ce qu'il t'a offert, contre tous ces enchantements ?

-Je pars au printemps pour les îles volcaniques du Pacifique, fit joyeusement Gaïa. J'ai toujours rêvé de les voir, mais le voyage coûte si cher. »

Le vent sifflait contre leurs oreilles, et sous leurs pieds, la ville devenait de plus en plus clairsemée. Au loin, on voyait la végétation dense d'une forêt.

« Je pensais te déposer à Cyra, continua Gaïa, c'est un village tranquille, personne ne pensera à venir t'y chercher. Et il n'est pas loin de Néolys, même si à ta place je n'y retournerais pas trop vite.

-Très bien » fit la jeune femme d'une voix blanche. Elle ne comprenait toujours pas l'attitude de la sorcière à son égard.

L'atterrissage se fit en souplesse, en plein milieu de la place du village, rompant l'étreinte des deux femmes.

« Tu as voulu te servir de moi, en me volant du sang, fit Gaïa, et le moins qu'on puisse dire, c'est que ça ne m'a pas beaucoup plus. Il en allait de mon honneur de sorcière, je ne pouvais pas te laisser t'en sortir aussi facilement. Mais ce n'était pas une raison pour te livrer aux bourreaux du prince. Alors voilà, j'ai trouvé un compromis avantageux à tous les points de vue. Tu es libre, et j'ai obtenu les faveurs du prince. »

Cornelia observa longuement Gaïa, qui soutenait difficilement son regard. Ses aptitudes vampiriques étaient toujours décuplées, et il était difficile d'anticiper sa réaction.

« Tu n'es pas honnête, souffla-t-elle finalement. Tu ne crois pas que le prince m'aurait livrée aux bourreaux. Il est connu pour sa clémence, et tu pouvais négocier directement avec lui.

-Je n'aime pas prendre de risque, ok ? Fit vivement Gaïa. Et puis, comme ça, si un jour j'ai besoin de ton aide, je n'aurais pas à infiltrer les geôles de la prison de Néolys pour te trouver. Ce serait vraiment épuisant. »

Une lueur s'alluma dans les prunelles vertes de la vampire, et un sourire s'étira au coin de ses lèvres.

« La soirée d'Halloween a allumé un feu qui ne s'est plus jamais éteint,  dit-elle. Tu veux qu'on se revoie, n'est-ce pas ? »

Gaïa rougit, mais elle n'essaya pas de nier.

« Je ne devrais pas ? » demanda-t-elle dans un murmure.

La jeune femme s'était rapproché et la fixait d'un air enjôleur.

« Si »

Le baiser qui s'en suivit fut encore plus étourdissant que les précédents.

Gaïa s'envola bien plus tard, cette nuit-là, pour rejoindre la ville. Attaché au manche de son balais par une longue corde de chanvre, le talisman de corde rouge tourbillonnait dans les airs.

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